Vous avez participé au lancement de l’association « Prenons la Une » en 2014. Quel a été l'élément déclencheur de votre engagement ?
C'était au tout début de ma carrière, lorsque j’étais reporter à Europe 1, juste après « l'affaire DSK ». Dans nos rédactions, nous étions plusieurs à être effarés du traitement médiatique de cette affaire, notamment de la manière dont Dominique Strauss-Kahn était déresponsabilisé ou même plaint, que ce soit en “on” ou en “off”. Avec une vingtaine de femmes journalistes, nous nous sommes alors réunis pour rédiger un manifeste afin de dénoncer ce traitement médiatique, mais également le sexisme quotidien, parfois extrêmement violent que nous vivions dans nos rédactions. Nous avons eu le sentiment et le besoin de nous rassembler pour parler de ces sujets-là.
Quels sont les objectifs de votre association ?
Nous avons deux objectifs. Le premier est d’atteindre l'égalité entre hommes et femmes à postes égaux dans les rédactions. Le second est un objectif déontologique, à savoir obtenir un meilleur traitement de l'actualité du point de vue du genre et qui ne tolère plus des critiques sexistes, racistes, et grossophobes. En d’autres termes, aboutir tout simplement à un traitement de l’actualité qui soit plus proche de la réalité, débarrassée des préjugés ou clichés.
Est-ce que vous pourriez partager des exemples concrets de situations de sexisme auxquelles les femmes sont confrontées dans les médias ?
Cela peut être des choses quotidiennes, des remarques qui parfois semblent bienveillantes, comme des rédacteurs en chef qui attribuent des sujets selon le genre. Estimant que les thématiques liées à la défense, ou à la sécurité, n’ont rien à faire dans la bouche d'une femme. C’est ce qu'on appelle le sexisme ordinaire. Parfois ce sont des choses plus frontales, des discriminations, voire des violences. Nous relatons des témoignages de victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle sur notre compte Instagram. Je me souviens par exemple d’une stagiaire qui, sous couvert de blague, s’était fait pincer les fesses. Des choses qui parfois n’ont l’air de rien, même pour les auteurs, mais qui sont des actes de pouvoir qui imposent un climat d’insécurité pour les femmes journalistes et amenuisent leur confiance.
Et quel type d'initiative ou de programme proposez-vous pour ces femmes ?
Un des gros axes est la cellule d'écoute et de soutien que nous proposons depuis deux ans. C’est comme une ligne d'écoute, sauf qu’elle est accessible par mail, à l’adresse soutien@prenonslaune.fr. Grâce à elle, nos bénévoles accompagnent et conseillent les victimes, aidées par des avocates pro bono. Depuis l’ouverture de cette ligne, nous avons pu accompagner une vingtaine de femmes journalistes.
Ensuite, il y a nos formations dans les écoles de journalisme et les rédactions. Nous avons deux journalistes, Marine Forestier et Aliénor Carrière, qui sont formatrices professionnelle sur les questions de lutte contre le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles au travail.
Nos formations portent sur la prévention des violences et des discriminations ainsi que du traitement de l’actualité. Ce sont nos deux piliers. Nous sommes souvent contactés lorsqu’il y a un souci dans une rédaction.
Avez-vous un rôle de médiation ?
Non, nous n’avons pas cette vocation. Nous n’aidons pas les entreprises à gérer des problèmes de harcèlement interne. Pour cela, il faudrait faire appel à des professionnels rémunérés, et ce n’est pas notre fonction. Nous faisons de la prévention et intervenons sur le fond.
Abordez-vous aussi les discriminations raciste et homophobes ?
Oui, nous nous efforçons de traiter l'ensemble des discriminations lorsque nous intervenons dans les rédactions et les écoles de journalisme. Parmi nos initiatives, il y a cette charte antiraciste, que nous avons élaborée et qui a été signée en 2022 par six médias français : les sites d’information Mediapart et NEON, les studios de podcast Nouvelles Ecoutes et Binge Audio, le magazine féministe La Déferlante et le pure-player Loopsider.
Depuis 2018, nous avons inscrit dans nos statuts le fait que nous étions une association intersectionnelle. Mais nous ne pouvons pas non plus parler à la place des personnes concernées. Nous nous sommes donc alliés à l'AJL (Association des Journalistes Lesbiennes, gays, bi.e.s, trans et intersexe) et l'AJAR (Association des Journalistes Antiracistes et Racisé·e·s), avec qui nous souhaitons intervenir davantage pour mixer les expériences et les regards, afin d’essayer de traiter toute l'intersectionnalité de ces sujets.
Hormis les statistiques de représentation, comment mesurez-vous l'impact de vos actions ?
Il est difficile de mesurer notre impact, car nous ne sommes pas seules sur le terrain. Depuis le mouvement « MeToo », la société est dans une phase d’activisme et de militance bien plus massive. Cette vague dont nous faisons partie permet une diffusion de la connaissance plus large, dont il est difficile de revendiquer la maternité.
Néanmoins, je peux vous dire que nous comptons aujourd’hui près de 200 adhérentes. En 10 ans, nous avons gagné en notoriété et sommes vues par les femmes journalistes comme un réseau vers lequel elles peuvent se tourner et y créer des liens de solidarité. L’objectif n’est pas seulement de révolutionner les rédactions, car face à des rapports de force très puissants, c'est pour nous très important d’être une référence.
Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés dans cette lutte ?
Le principal défi ? Le patriarcat, par exemple ! Les choses changent lentement et l’industrie de l'information n'est pas favorable à la réflexion. Les directions restent malgré tout majoritairement composées d'hommes qui n'ont pas forcément réfléchi à ces questions-là. Surtout, l’industrie et la production de l’information elles-mêmes ne sont pas favorables à la réflexion.
Si les chaînes commencent tout juste à mettre en place des formations et des groupes de soutien sur des sujets comme le cyberharcèlement, c’est bien la preuve que ce n’était pas une priorité pour les rédactions. Pourtant, nous savons que trois femmes journaliste sur quatre en sont victime. Or, si vous aviez trois femmes sur quatre qui perdaient une jambe sur le terrain, les rédactions réagiraient immédiatement ! Mais comme on considère qu’Internet ce n’est pas vraiment le terrain, les choses changent très lentement.
Quelles mesures concrètes, du gouvernement ou même de l'industrie des médias, proposez-vous pour améliorer ces conditions ?
Avec d'autres associations, nous avons fait plusieurs propositions dans le cadre des États généraux de la presse indépendante. Notamment sur la conditionnalité des aides à la presse du Ministère de la Culture. Nous proposions qu’elles soient supprimées pour les médias qui n’atteignent pas 95/100 de l’index égalité hommes-femmes ou qui ont été condamnés pour propos sexistes, racistes, LGBTphobe, discriminatoires, ou qui, tout simplement, ne respectent pas les règles du droit du travail.
Avez-vous noué d'autres collaborations ou partenariats pour renforcer votre lutte ?
Cette année, pour la première fois, nous avons eu le soutien financier de la Fondation des femmes. Cette aide va nous permettre d’organiser des universités d'été où nous allons faire le bilan de ces 10 ans d'action dans les médias, sur nos progrès et sur les choses qu’il nous reste à accomplir.
Comment voyez-vous la suite ? La lumière est-elle au bout du tunnel ?
Nous sommes la lumière permanente au bout du tunnel. Nous accomplissons des petites victoires au fur et à mesure. Nous avons par exemple obtenu le congé maternité pour les femmes pigistes, ce qui avait été complètement oublié jusqu’à présent. Nous avons également convaincu les écoles de journalisme de la nécessité de nos interventions alors qu’elles y étaient frontalement opposées il y a 10 ans. Voilà comment nous progressons, nous gagnons du terrain petit à petit. Et finalement, tout le monde s’est rendu compte que notre action était bénéfique pour le bien du journalisme. Cela fait 10 ans que nous luttons un peu seules, maintenant il faut que les hommes s’interrogent sur leur rôle : Ils peuvent eux aussi participer au changement. Le journalisme reste une profession paritaire, ils ont donc la moitié de la solution entre leurs mains.
Propos recueillis par Alix FORTIN