"Aujourd'hui pour [une personne sous obligation de quitter le territoire (OQTF)] il suffit de passer par la case prison pour avoir un numéro de sécurité sociale et finalement pour pouvoir travailler en France", indique la légende d'une vidéo partagée par des internautes sur Facebook fin décembre 2024 et début janvier 2025.
Dans cet extrait d'une séquence de l'émission de débat "Face à l'info", originellement diffusée sur Cnews le 25 novembre 2024, Pierre-Marie Sève, directeur du think tank de réforme pénale "Institut pour la Justice", prétend démontrer que des personnes en situation irrégulière peuvent être régularisées plus facilement en France dès lors qu'elles y effectuent une peine de prison.
"Les soins en prison, à partir de cette loi [du 18 janvier 1994], vont être organisés par le ministère de la Santé et non plus par le ministère de la Justice. [...] Tous les détenus désormais sont affiliés au régime général de la sécurité sociale", affirme-t-il en introduction de cet extrait vidéo, qui circulait sur TikTok dès le 26 novembre 2024, et dont une version plus longue avait également été partagée sur Facebook et sur X à la même période.
"Le premier paradoxe qu'on a trouvé à ces changements-là, c'est que tous les détenus sont donc obligatoirement affiliés au régime général de la sécurité sociale. Et ça s'applique dans tous les cas, même si le détenu n'était pas affilié avant, même si le détenu fait une partie de sa peine en prison, une partie à l'extérieur. Et surtout même si le détenu est en situation irrégulière sur le territoire français", poursuit Pierre-Marie Sève au cours de ce segment de débat intitulé "Les détenus mieux soignés que les contribuables ?"
Quand la présentatrice de l'émission, Christine Kelly, résume ses propos ("Vous dites : 'Je n'ai pas mes papiers, je n'ai pas de numéro de sécurité sociale, je passe par la case prison, je suis malade, j'ai un numéro de sécu' ?"), il abonde : "Exactement. Et donc il faut commettre un délit. Mais attention, il faut commettre un délit suffisamment grave pour pouvoir passer en prison. Parce que vous savez qu'en France pour aller en prison, il faut y aller".
Et l'intervenant de conclure : "Donc concrètement, effectivement, un clandestin qui commet un délit suffisamment grave, quand il entre en prison, on lui donne un numéro de sécurité sociale comme vous et moi. Ce qui fait que, derrière, pour trouver du travail, et in fine pour être régularisé, c'est beaucoup plus facile. Pour trouver du travail en France, il faut un numéro de sécurité sociale. Donc pour un clandestin, la prison c'est pratiquement un moyen d'être régularisé."
Mais c'est faux, comme l'ont expliqué à l'AFP la Direction de la sécurité sociale (DSS) et des spécialistes du droit de la sécurité sociale et du droit des étrangers.
"Cette affirmation est juridiquement incomplète puisque si les personnes étrangères détenues relèvent effectivement de l'Assurance maladie [...] le temps de leur incarcération, la couverture cesse à la sortie. [...] C'est assez absurde d'envisager que la prison puisse améliorer la situation des étrangers en situation irrégulière", a notamment souligné, le 7 janvier 2025 à l'AFP, Lola Isidro, maîtresse de conférence en droit et co-directrice du master Droit social, protection sociale et santé (PSS) à l'université Paris Nanterre.
Jointe par l'AFP le 7 janvier 2025, Laure Navarro, avocate spécialisée en immigration, indique quant à elle : "Tout trouble à l'ordre public, même non sanctionné par une peine de prison, empêche la régularisation d'un étranger".
Une affiliation qui prend fin à la sortie de prison pour les étrangers en situation irrégulière
Ainsi que l'explique le ministère de la Santé dans son "guide de prise en charge sanitaire des personnes placées sous main de justice" (lien archivé), "toute personne écrouée bénéficie de la prise en charge de ses frais de santé par le régime général d'assurance maladie".
Cela signifie donc, comme le détaille ce document, que "toute personne incarcérée dans un établissement pénitentiaire" est "rattachée au régime général" de la Sécurité sociale, qu'elle soit mineure, majeure, retraitée, ou encore "en situation régulière ou irrégulière vis-à-vis du droit au séjour des étrangers en France".
Comme l'a indiqué à l'AFP, le 10 janvier 2025, la Direction de la sécurité sociale, la protection sociale des personnes détenues est gérée par un organisme particulier : le centre national de gestion de la protection sociale des personnes écrouées (CNPE).
Et si la DSS confirme que "toutes les personnes écrouées sont affiliées au CNPE, indépendamment de la régularité du séjour", dans un délai de 8 jours ouvrés à partir de la date d'emprisonnement, elle précise : "Les personnes en situation irrégulière ne reçoivent pas de numéro de sécurité sociale mais reçoivent un numéro provisoire, facilement reconnaissable car il commence par un 7 ou un 8, contrairement au numéro de sécurité sociale qui commence par un 1 ou un 2."
"L'affiliation à la sécurité sociale va de pair avec l'attribution d'un numéro qui permet à la sécurité sociale d'identifier la personne en vue de sa prise en charge", pointe Lola Isidro, tout en rappelant que cette affiliation "cesse", pour les étrangers en situation irrégulière, "à la sortie de prison".
Sur ce point, la DSS ajoute : "Lorsque la personne n'est plus affiliée au CNPE, son droit à l'assurance maladie dépend de sa situation au regard de la règlementation. Pour les personnes en situation irrégulière, le droit à l'assurance maladie est fermé dès la levée d'écrou. Il ne peut pas y avoir de confusion et de prolongation des droits de manière indue dans la mesure où les détenus en situation irrégulière n'ont jamais bénéficié d’un numéro de sécurité sociale".
C'est également ce qu'indique l'édition 2024 du guide du détenu arrivant, consultable sur le site du ministère de la Justice (lien archivé) : si les personnes en situation régulière restent affiliées au régime général de Sécurité sociale jusqu'à ce qu'elles trouvent un travail, celles en situation irrégulière voient leur "affiliation au régime général de la sécurité sociale prend[re] fin" le jour de leur sortie.
"Cela signifie que les soins ne sont plus pris en charge à hauteur de 100% des tarifs de la sécurité sociale. Dès votre remise en liberté, vous devez faire une demande d'aide médicale d'État (AME) auprès de la CPAM de votre lieu de domicile", précise encore ce document.
L'AME, qui permet aux étrangers en situation irrégulière et précaire de bénéficier d'un accès aux soins, est cependant soumise à des conditions de ressources et de résidence, rappelle le site Vie publique (lien archivé), parmi lesquelles le fait de résider en France depuis plus de trois mois, de ne pas avoir de titre de séjour depuis plus de trois mois, et de ne pas dépasser certains plafonds annuels de ressources (variables selon "le lieu de résidence" et la "composition familiale").
Lola Isidro rappelle en outre que la loi du 18 janvier 1994 (lien archivé), citée dans l'extrait de Cnews, "a rendu obligatoire l'affiliation des personnes détenues au régime général de la sécurité sociale pour la couverture des risques maladie et maternité, plus précisément pour ce qu'on appelait alors les 'prestations en nature' (aujourd'hui, prise en charge des frais de santé)" et que ce texte était "était essentiellement motivé par un impératif de santé publique".
"Aucune chance" d'obtenir une régularisation à la sortie de prison
En pratique, à leur sortie de prison, les étrangers en situation irrégulière ne sont donc pas du tout favorisés pour obtenir un emploi et une régularisation, contrairement à ce qu'affirment les internautes dans leurs publications.
Au contraire, pointe Laure Navarro : "Lorsqu'[un ancien détenu en situation irrégulière] sort de prison, il ne peut pas travailler légalement car il n'a pas de titre de séjour. Le seul fait d'avoir un numéro de sécurité sociale ne suffit pas pour qu'un étranger soit embauché. L'employeur doit transmettre le titre de séjour à la préfecture 48 heures avant l'embauche. S'il ne le fait pas, il est en infraction et risque une amende très importante".
"En tout état de cause, l'étranger qui a été condamné, surtout à une peine de prison ferme, n'a aucune chance d'obtenir sa régularisation à titre exceptionnel. A sa sortie de prison, le préfet lui notifiera une OQTF et essaiera de le renvoyer dans son pays d'origine. Il n'est donc pas du tout opportun de se faire condamner à une peine de prison ferme si l'on veut avoir une chance d'obtenir sa régularisation", poursuit l'avocate.
Prévue par la loi immigration promulguée début 2024, l'actualisation de la liste des métiers en tension dans lesquels les travailleurs sans-papiers peuvent être régularisés devrait être publiée "fin février", a affirmé le 5 janvier la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet.
Ce texte attendu prochainement doit durcir les critères d'admission qui ont permis en 2023 à 34.724 personnes d'obtenir des papiers, selon les données du ministère de l'Intérieur.
Il doit remplacer la "circulaire Valls" qui, depuis 2012, permet à un étranger en situation irrégulière de demander une "admission exceptionnelle au séjour" (AES) pour motif familial, économique ou étudiant, à condition de vivre depuis au moins trois ans en France et de justifier d'au moins deux ans de travail. A charge du préfet de l'accepter ou pas. Cette circulaire permet aux préfectures de régulariser par le travail ou pour motif familial quelque 30.000 travailleurs sans-papiers par an - 11.525 l'ayant obtenu en 2023.
De son côté, la DSS rappelle que le numéro de Sécurité sociale n’est pas obligatoire pour la signature du contrat, mais reste "indispensable pour que l'employeur réalise les formalités préalables à l'embauche", toute déclaration préalable à un recrutement devant comporter le numéro de sécurité sociale du salarié.
Lorsqu'il n'en possède pas, son futur employeur "peut établir un numéro technique temporaire (NTT), dans l'attente que le salarié fasse les démarches pour obtenir son numéro définitif". Celles-ci varient selon que la personne est née en France ou à l'étranger.
"Un salarié né à l’étranger doit communiquer à l'Assurance maladie un titre d'identité ou de séjour permettant son identification ainsi qu'un document d'état civil permettant de confirmer son identité([par exemple, une, NDLR] copie intégrale d'acte de naissance). Si ces deux documents permettent l'identification du salarié et présentent des garanties d’authenticité suffisantes, l'organisme de sécurité sociale lui délivre un numéro d'identification d'attente", conclut la DSS.
Auteur(s)
AFP France
Ce fact-check a été également publié par Factuel - AFP : Non, la prison n'est pas un "moyen d'être régularisé" pour les détenus en situation irrégulière.
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