Pourquoi la campagne publicitaire de l’agence Havas pour Shein a-t-elle provoqué une telle polémique ?
Alors que Shein communique depuis dix ans en France, cette campagne a surpris car elle s’apparente à une démarche de lobbying, avec une tonalité politique. Sa temporalité est d’ailleurs assumée en vue des discussions au Sénat à venir. Faire réagir, provoquer le débat : telle est clairement l’intention de la marque.
Les trois messages de cette campagne interpellent, mais au-delà de leur contenu, ils donnent l’impression d’éviter de nommer l’éléphant dans la pièce : l’entreprise elle-même, et son modèle économique et de production.
La campagne de Havas pour Shein respecte-t-elle les règles déontologiques établies par l’ARPP ?
Si la campagne constituait un manquement flagrant à nos textes, cela aurait été rapidement remarqué et signalé. Dans le cas de la campagne Shein, l’enjeu est qu’elle se concentre sur le pouvoir d’achat de ses 23 millions de clients sans mentionner l’aspect environnemental et social. Cela dit, les allégations à caractère économique sont fréquentes dans la communication des enseignes de distribution, comme nous avons pu le constater durant la période d’inflation. Il s’agit désormais de vérifier qu’aucune règle déontologique n’a été enfreinte.
À ce jour, nous avons reçu plusieurs plaintes, provenant de particuliers et d’associations. Peu importe leur nombre, le Jury de Déontologie Publicitaire examinera la campagne au regard du Code de l’ARPP, de nos règles déontologiques, dans le respect du contradictoire et rendra un avis public.
Quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir en matière d'éthique publicitaire pour ce type d'entreprise ?
Bien que cette campagne ne relève pas directement des règles du droit dur, comme le Code de l’environnement qui encadre notamment les allégations à la neutralité carbone, ni du droit souple, telles que les recommandations relatives au développement durable portant sur les impacts écocitoyens des communications publicitaires, certaines exigences demeurent. Tout message doit reposer sur la véracité des informations diffusées. L’entreprise doit être en mesure de fournir les preuves nécessaires pour que le citoyen puisse porter un jugement éclairé ou reconsidérer les messages qui lui sont présentés.
Les éléments visuels jouent également un rôle, l’usage de la couleur verte par exemple véhicule un message, tout comme les éléments sonores. Tous ces aspects sont pris en compte dans l’analyse, et s’appuient sur les textes encadrant la représentation du développement durable, un cadre français particulièrement renforcé, y compris en comparaison du niveau européen et à fortiori par rapport au reste du monde.
Faute d’un cadre législatif clair sur la fast-fashion, quelle est la responsabilité des communicants dans la conception de messages publicitaires pour des entreprises controversées ?
Les communicants doivent accompagner et inspirer la transition. Les grandes agences s’engagent à accompagner des changements de comportements, notamment en matière de réduction des émissions carbone. Ces engagements s’inscrivent dans le cadre des accords de Paris. Ils peuvent se traduire par un refus de collaborer avec certains types d’annonceurs, ou, au contraire, par la volonté de travailler avec eux pour favoriser une transition. Cela devient un véritable modèle pour certaines agences, qui choisissent de se positionner comme partenaires stratégiques, au service d’une transformation responsable des marques.
Aujourd’hui, ces engagements doivent se traduire concrètement dans la communication, mais pas sous forme d’injonctions. Car il existe une réelle résistance de la part du public, en particulier lorsque le pouvoir d’achat est en jeu. Cela renvoie à l’opposition souvent formulée entre « fin du monde » et « fin du mois », qui traverse une partie de la population en Europe.
Le secteur automobile illustre bien la dynamique de transformation : les publicités mettent majoritairement en avant les véhicules électriques ou hybrides, alors qu’ils restent minoritaires dans les ventes. La communication anticipe ainsi un changement à venir, en lien avec l’interdiction des moteurs thermiques prévue d'ici 2035.
Évidemment, le rythme du changement est jugé trop lent par certains, trop rapide par d’autres, car ce sont des changements économiques complexes à mettre en œuvre.
Comment l'ARPP accompagne-t-elle les agences confrontées à des campagnes sensibles ?
Le dialogue avec les agences est constant. Elles nous sollicitent régulièrement, notamment lorsqu’elles sont confrontées à des situations délicates. L’an dernier, nous avons rendu 63 000 conseils et avis sur des projets de communication, tous supports confondus. Nous jouons un rôle d’alerte et de sensibilisation et posons un cadre avec des règles précises, mais il existe toujours une part d’interprétation. Ce n’est jamais totalement tranché. Parfois, un simple mot ou une image peut influer sur le sens ou l’impact d’un message.
C’est un véritable travail d’équilibre, car chaque élément, image ou formulation, a son importance. Et personne ne peut prédire exactement comment un message sera perçu, tant la réception dépend du contexte et des références de chacun. Notre analyse, en revanche, ne repose jamais sur des impressions. Chaque avis est fondé sur les règles, les alinéas et le Code de l’ARPP, pour déterminer si le message est conforme.
La régulation actuelle suffit-elle à encadrer les pratiques publicitaires, ou la polémique de Shein révèle-t-elle la nécessité d’une évolution des standards ?
Avant même cette polémique, il était prévu que les règles soient révisées avant la fin de l’année. Une recommandation en particulier est souvent monopolisée par ce type d’annonceurs : celle relative au développement durable. Il s’agit d’une version récente (2020), mais ces standards doivent évoluer régulièrement, en concertation avec les différents acteurs. Il n’est pas question de tout remettre à plat systématiquement. La première règle encadrant les arguments écologiques en publicité a été établie dès 1990. Depuis, les connaissances et les attentes, y compris celles des entreprises, ont considérablement évolué. Il ne s’agit pas de créer une règle spécifique à un cas particulier, mais bien d’élaborer un cadre adapté à une diversité de situations. Cela nécessite des ajustements réguliers pour tenir compte de toutes les campagnes.
Quels conseils donneriez-vous à une agence sollicitée par un client à la réputation clivante ?
Dans un contexte de débat parlementaire autour d’une loi, à l’image du cas Shein, il s’agit de poser un débat de société. La force d’une agence réside dans la diversité et la liberté d’expression qu’elle peut offrir. Il est essentiel de se demander si le silence, face à la nécessité de faire évoluer les comportements de consommation, est réellement une réponse adaptée.Mais il faut aussi se demander si refuser systématiquement de travailler avec des entreprises dont les valeurs semblent divergentes, ce n’est pas passer parfois à côté d’une réalité plus complexe. Ces entreprises sont souvent contraintes par des transitions, que ce soit dans leurs modes de production, de livraison ou même via des relocalisations. Sans oublier les enjeux géopolitiques qui influencent ces transformations. Il faut avoir la conviction que la communication, par sa créativité et son talent, peut effectivement accompagner et provoquer des changements de comportement.