L’intelligence artificielle investit progressivement les salles de rédaction. Quelle utilisation les journalistes en font-ils ?
Aujourd’hui, les possibilités sont multiples. Il existe des outils d’aide à l’écriture et d'aide à la prise de notes journalistiques. Par exemple, l’intelligence artificielle peut nous servir à retranscrire intégralement une interview, de tirer un titre, une citation… On n’a pas besoin de prendre des notes, le robot le fait à notre place. On a aussi des robots qui sont capables d’écrire et de créer des articles sur différents sujets – ce sont plutôt des articles assez marketing. L’intelligence artificielle peut être utilisée pour analyser des données, identifier des tendances, éventuellement prédire des événements futurs. Également pour analyser des textes écrits et identifier des fausses informations, pour analyser des datas… Le dernier élément qui peut être intéressant pour le journaliste, ce sont tous les éléments d’enquête. Dans un monde qui est toujours plus complexe, l’information est de plus en plus compliquée à trouver, la notion de vérité – si elle est plus facile à identifier en sciences – est plus complexe à identifier dans l’information. Le journalisme est le brouillon de l’Histoire, ce qui est rapporté par le journaliste n’a pas valeur de preuve ou très peu. On raconte l’histoire au fur et à mesure, on réunit le plus de faits possibles. On n’a pas la même méthode de vérité que les scientifiques, c’est beaucoup plus friable. Le journaliste étant lui-même victime de biais de confirmation, on peut parfois manquer de culture scientifique, de culture de données pour nous permettre de vraiment réussir, dans un monde plus complexe, à ressortir l’information aussi facilement que 20 ans auparavant. Les outils d'intelligence artificielle peuvent nous aider. On les utilise par exemple pour de l’investigation, c’est-à-dire pour analyser des données, des images, pour vérifier, voir des anomalies dans des données ou au contraire pour expliquer quelque chose. Par exemple, le média argentin La Nación a beaucoup utilisé l’intelligence artificielle pour voir où en était l’avancée d’un programme d’énergies renouvelables du gouvernement : ils ont utilisé le machine learning pour identifier les constructions de parcs solaires sur des images satellites. Ces nouveaux outils sont les nouveaux outils du journaliste.
Vous l’avez dit, les usages de l’intelligence artificielle par les journalistes sont multiples. Diriez-vous qu’elle est la solution miracle ?
Globalement, l’intelligence artificielle permet d’automatiser un certain nombre d’écrits à partir de données (résultats de matchs de football, résultats d’élections…). On n’a pas forcément besoin d’un humain qui le fasse, ça nous laisse du temps, journalistes, pour nous intéresser à la recherche d’informations.
En revanche, sur les critères automatiques, si elle permet énormément de choses (écrire des poèmes, des dialogues, des résumés, du cinéma…), l'intelligence artificielle n'est pas très bonne pour dire la vérité. Elle est efficace dans certains usages de contenus un peu « jetables », par exemple le développement personnel.
Vous parlez « d’automatisation de certaines tâches par l’intelligence artificielle ». Qu’en est-il alors du travail du journaliste ?
L’intelligence artificielle ne remplace pas le journalisme sur la recherche d’informations, la création de l’histoire. Elle peut être vue comme un assistant qui vient confirmer de l’information, faire des résumés, commencer à rédiger. On voit déjà en tout cas que ça peut, sur pas mal d’éléments, faciliter le travail du journaliste, permettre de se recentrer sur la qualité et d’enlever une partie de tâches qui sont automatisables. Finalement, la technologie est un outil. Plus le monde va vite, notamment au niveau de l’information, plus il y a de chaos et plus on a besoin d’outils technologiques pour faire passer la technologie.
Comment se traduit ce « chaos » que vous observez au niveau de l'information ?
Le principal mal contre lequel on lutte, le principal problème qu’on essaie de régler avec Flint, c’est celui de l’infobésité. Puisqu’on parle de technologie et de journalisme justement, il faut bien comprendre que, d’abord, l’infobésité a été créée par la technologie. Internet a amené une prolifération de contenus d’une très grande richesse, mais au cœur de tout ça, il y a eu l'arrivée des moteurs de recherche. Ils ont mis en avant des voix que l’on n’entendait pas habituellement, l’ensemble des voix, et ont mis à disposition des utilisateurs des outils pour leur permettre de s’exprimer davantage, de créer plus de contenus et donc quelque part d’organiser une infobésité qui, à la fin, a transformé la richesse en forme de bruit. Un bruit qui pose des problèmes : quand il y a trop d’informations, vous empêchez quelqu’un de réfléchir. On a l’impression que plus on a d’informations sur un sujet, plus on sait de choses – en fait, c’est le contraire : plus on a d’informations, moins on en sait. L'infobésité débloque chez nous des mécanismes mentaux, des biais cognitifs, notamment un biais de confirmation qui est bien connu, qui font que l’on est bien plus facilement sensible aux fausses informations. On s’enferme dans ses propres schémas mentaux. Cela crée beaucoup plus de stress, et ce stress crée du désordre. Un désordre qui fait baisser notamment la confiance dans les médias. Quelque part, la profusion d’informations crée une sorte de chaos qui va, inévitablement, mettre en concurrence des médias et donc provoquer globalement cette défiance.
Comment faire face à cette infobésité ? La technologie, à l’origine donc de cette profusion d’informations, pourrait-elle être également une piste de résolution ?
Face à cette infobésité, nous devons avoir, notamment en tant que journalistes et aussi en tant qu’acteurs de l’information, d’autres technologies. C’est un peu sur le même modèle qu’Alan Turing, l’inventeur de l’ordinateur et l’un des penseurs de l’intelligence artificielle : il a créé son premier ordinateur parce que, pendant la guerre, les Allemands avaient un code secret indécryptable parce que créé par une machine, Enigma. Contre une machine, il faut créer une autre machine : c’est comme ça qu’il a créé le premier ordinateur. De la même manière, face à cette machine qui désorganise l’information aujourd’hui, tout en masquant aussi sa richesse, il faut créer d’autres machines. Par exemple, Flint propose des algorithmes de recommandation vertueux, à la différence des réseaux sociaux qui vont mettre en avant les contenus émotionnels plutôt que les contenus utiles. Le journaliste a besoin d’autres outils, comme l'intelligence artificielle, pour aller beaucoup plus vite parce que l’information va plus vite, et parce que les informations vont parfois se cacher ailleurs.
Finalement, est-ce que vous diriez que l’intelligence artificielle va devenir incontournable dans les années à venir pour le journaliste ?
Oui, clairement. Les outils qui s’appuient sur l’intelligence artificielle sont incontournables pour le journaliste pour l’aider dans son travail d’investigation, de rédaction voire de correction aussi, de fact-checking évidemment. A l’image de la blockchain ou du métavers, on voit bien que la complexité même de la réalité devient difficilement abordable. Le journaliste moderne doit se doter d’outils, de formations techniques et scientifiques. Mais je suis plutôt optimiste par rapport à l’avenir du journalisme : dans cet environnement de fake news très tendu, on n’en a jamais autant eu besoin pour faire face à la désinformation.
Propos recueillis par Emma Alcaraz.