Le Média Indépendance éditoriale des rédactions : comment la préserver ?
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Indépendance éditoriale des rédactions : comment la préserver ?

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Seul un quart des Français estiment que les journalistes sont indépendants aux pressions de l’argent (26%) ou à celles du pouvoir (24%), selon le baromètre Kantar 2023 de la confiance des Français dans les médias. Alors que les débats sur la liberté de la presse font rage, les récents événements ont mis en lumière l'importance cruciale pour les journalistes de défendre leur indépendance éditoriale. Dans un climat où les menaces extérieures pèsent de plus en plus sur le métier, les professionnels des médias en France et dans le monde entier se mobilisent pour protéger leur capacité à informer le public en toute impartialité. 
 

Indépendance éditoriale des rédactions : comment la préserver ?
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Mobilisations et actions collectives  

Eté 2023, Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles, est nommé à la tête du JDD. « Notre dignité c’est de dire non », revendique alors sur France inter, la journaliste Juliette Demey, grand reporter au Journal du Dimanche. Après 40 jours de grève, six semaines de non-parution du titre et face au refus du PDG du groupe, Arnaud Lagardère, de revenir sur cette nomination, plus de la moitié de la rédaction décide de s'en aller. L’arrivée à la tête de la rédaction de l’ancien directeur d'un newsmag, souvent qualifié d’extrême droite, a ému toute une rédaction, qui y a vu son indépendance éditoriale menacée. En réaction, des personnalités et des médias du monde entier se sont mobilisés. Ce fut le cas de RSF, qui organisait en juin de cette année-là, un grand rassemblement de soutien. 

« Le propriétaire du journal veut pouvoir imposer son candidat à la direction de la rédaction y compris contre l’avis de la rédaction. Cela constitue une grave menace pour l’indépendance des Echos », alertait la SDJ du journal dans un communiqué du 1er juin 2023, qui actait par la même occasion, une grève ses journalistes votée à 98%. La raison : l’éviction de son directeur de la rédaction Nicolas Barré, possiblement débarqué de ses fonctions pour une série d’articles qui auraient déplu à son actionnaire Bernard Arnault. Dont un publié sur le site Web des Echos, concernant des perquisitions fiscales dans le groupe LVMH, propriété de l’homme d’affaires. La SDJ dénonce une forme d'interventionnisme et rappelle alors que « le journal doit pouvoir traiter de tous les sujets y compris touchant à l’actionnaire. » Après 24h de grève, les journalistes ont finalement repris la plume. 

Plus récemment, début mars, à 11 000 km de là, le président argentin ultralibéral Javier Millei, a fermé la célèbre agence de presse argentine Télam. D’un simple email, les 770 salariés ont été informés qu'ils étaient dispensés de venir travailler. L'accès aux locaux de l'entreprise leur a été bloqué par un barrage de police et le site web de l’agence s'est vu transformé en page blanche. « Dans ce cas, non seulement les droits des professionnels qui travaillent à Télam sont violés, mais il s'agit d'une attaque contre tous les citoyens, qui sont privés d'accès à une information plurielle et diversifiée, qui fait partie des droits de l'homme et du citoyen », estime le journal Pagina12. Pour Tomás Eliaschev, délégué syndical de Télam, « il s'agit d'une attaque sans précédent contre la liberté d'expression en Argentine. Au cours des dernières décennies, nous n'avons rien vu de pareil », a-t-il déclaré à BBC Mundo. Le 4 mars, journalistes locaux, syndicats, représentants politiques et organisations sociales ont eux aussi manifesté leur désapprobation, en se rassemblant devant la salle de rédaction de l'agence. 
 
Ces mobilisations sont pour les journalistes un moyen de pression sur leur direction, pour les inciter à reconsidérer leurs pratiques. Ces actions permettent également de sensibiliser le public aux enjeux qui traversent leur profession. Pour autant, comme l’illustrent chacun des cas ci-dessus, les vues de l’actionnaire ou du dirigeant politique se sont finalement imposées aux journalistes.

 
Des SDJ aux actions syndicales 

Les SDJ (Société des Journalistes) ou SDR (Société des Rédacteurs) sont des associations qui regroupent plusieurs journalistes d’une même rédaction. Elles ont pour mission de représenter l’ensemble de leurs collègues auprès de la direction. Comme le rappelle ce récent communiqué de la SDJ de BFM qui, à l’annonce de son rachat par le groupe CMA-CGM a dit attendre « une double garantie : une réelle liberté éditoriale, et des investissements dans les moyens de la rédaction de BFMTV et des autres entités du groupe ». Les Sociétés des Journalistes peuvent aussi agir en mettant en place des chartes éthiques, comme celle du journal Le Monde établie en 2023, qui les engage à mieux traiter des sujets  Climat & Environnement.   
 
Nées en France, les SDJ se sont étendues à des pays voisins, tels que la Suisse (La Liberté) et la Belgique (Le Soir, La Libre Belgique…). Elles agissent comme des gardiennes de la liberté de la presse, en veillant à ce que les journalistes puissent exercer leur métier sans ingérence indue de la part de la direction ou de tout autre acteur extérieur. En atteste cette tribune signée en avril 2023 par plusieurs acteurs du secteur, lorsqu’une journaliste de Paris Match s'est retrouvée convoquée à un entretien préalable à un licenciement. La raison ? La prise de position de sa SDJ contre un édito de Patrick Mahé, directeur général de la rédaction. Le message de la tribune était clair : « Nous, journalistes de 40 sociétés de journalistes et de rédacteurs, exprimons notre pleine et entière solidarité avec les journalistes de Paris Match confrontés à une série d'attaques inacceptables à l'encontre de leur SDJ. »  

Pour défendre les intérêts des journalistes, des syndicats (CGT, CFDT, FO…) existent également. Ils se manifestent surtout sur des sujets liés aux conditions de travail des journalistes, leurs salaires, la sécurité de leur emploi, etc. Ils agissent ainsi souvent au niveau national ou sectoriel pour négocier avec les employeurs et les gouvernements. Le plus connu en France reste le Syndicat National des Journalistes (SNJ), qui a par exemple écrit le 16 mars dernier une motion « face aux empires médiatiques », pour soutenir les rédactions de BFM et RMC, après l’annonce de leur rachat par l’armateur Rodolphe Saadé. Exigeant au passage « le maintien des effectifs de l'entreprise, qui compte plus de 900 journalistes, et de ses accords d'entreprise soient garantis par le futur actionnaire. »  

À l’échelle internationale, La Fédération internationale des journalistes (FIJ) est la plus grande organisation de journalistes au monde, et représente 600 000 professionnels des médias issus de 187 syndicats et associations dans plus de 140 pays. Créée en 1926, la FIJ est l'organisation qui s'exprime au nom des journalistes, au sein du système des Nations Unies et du mouvement syndical international. 


L’indépendance financière comme bouclier ? 

Être indépendant financièrement pour être indépendant éditorialement ? La question s’est posée à bien des rédactions. Souvent qualifié de modèle en la matière, le titre britannique du Guardian a adopté un modèle financier quasi unique, basé sur des dons, des abonnements et des subventions. Par ailleurs, depuis 1936, le journal est adossé au « Scott Trust », une structure dont le fonds, estimé à plus d’un milliard d’euros (2019), a été pensé pour assurer « l’indépendance financière et éditoriale du Guardian à vie. » A une seule condition : le quotidien ne doit pas déroger à sa ligne progressiste. Ce modèle, bien que souvent envié, est difficilement imitable, car il repose sur une longue tradition et une base de lecteurs très engagée. Un titre en France semble faire exception : Mediapart. 

Cofondé par Edwy Plenel, qui vient d'en quitter le présidence, le journal en ligne d'investigation est souvent cité en exemple pour son modèle économique indépendant. Celui-ci est principalement basé sur les abonnements de ses lecteurs et ses fondateurs en détiennent le capital. « Lancer un site d’investigation payant qui n’appartient qu’à ses lecteurs » : telle est la promesse de Mediapart dans sa déclaration d’intention. Les fondateurs s’engagent à viser l’indépendance économique absolue. Selon eux, « l’adhésion payante est le seul moyen de garantir au lecteur qualité éditoriale et indépendance véritable. Ce choix économique est donc aussi politique : c’est l’enjeu d’une bataille d’opinion sur le coût d’une information de qualité, indépendante et rigoureuse, qui suppose des moyens, notamment humains. » (source

Le financement par les lecteurs peut offrir une certaine protection. C’est le cas de la revue scientifique Epsiloon. Son rédacteur en chef Hervé Poirier, anciennement journaliste chez Science & Vie, avait quitté la rédaction avec une partie de son équipe pour des questions d'indépendance éditoriale. En fondant ce magazine, ils s’étaient fixé une promesse : placer les lecteurs au coeur du modèle. Aujourd'hui, selon Epsiloon, 95% des revenus de la revue proviennent des abonnements. 
 

La voie légale

Le législateur entend lui aussi jouer un rôle dans la garantie de l'indépendance éditoriale. Que ce soit Antoine Deltour, personnage central des « Luxembourg Leaks », Edward Snowden, par qui le scandale des écoutes de la NSA aux États-Unis a éclaté, ou encore Frances Haugen, la lanceuse d’alerte à l’origine des « Facebook Files », leurs actions ont continuellement nourri le débat sur la protection des lanceurs d'alerte. En France, des lois ont ainsi été adoptées, afin de garantir leur sécurité et, par extension, préserver la liberté éditoriale des journalistes qui ont recours à ces lanceurs d'alerte en tant que sources. A l'image de la loi Sapin II en 2016 et de la loi Waserman de 2022, venue la renforcer.

En Europe, l’European Media Freedom Act, la loi européenne sur la liberté des médias a été adoptée le 13 mars dernier. Les Etats membres seront ainsi tenus de protéger l'indépendance des médias et toute forme d'intervention dans les décisions éditoriales sera interdite. Selon Ramona Strugariu, rapporteuse de la commission des libertés : « les journalistes disposent désormais d'un allié, d'un ensemble d'outils qui les protègent, renforcent leur indépendance et les aident à faire face aux défis, aux ingérences et aux pressions auxquelles ils sont souvent confrontés dans leur travail. »

Face aux pressions politiques, économiques et technologiques qui peuvent menacer la libre circulation de l'information, la protection de l'indépendance éditoriale demeure aussi un enjeu pour les gouvernements. Ainsi, tant en France qu'à l'étranger, des initiatives sont en cours pour renforcer ces protections et promouvoir un journalisme libre et responsable. Sur l'Hexagone, les États généraux de l’information lancés le 3 octobre 2023 visent à proposer d’ici à l’été 2024 un plan d’actions concrètes. Selon le sociologue des médias Jean-Marie Charon, « les priorités devraient porter sur l’indépendance des rédactions - la loi sur la concentration des médias est trop souvent contournée. »

Manon Ottou--Guilbaud

                          

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