Le Média Journalistes pigistes : « Beaucoup ne sont pas au courant de leurs droits, et les médias de leurs devoirs.»
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Journalistes pigistes : « Beaucoup ne sont pas au courant de leurs droits, et les médias de leurs devoirs.»

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Statut méconnu du grand public, être pigiste est pourtant un passage quasi incontournable dans la carrière des journalistes. Alors que le nombre global des professionnels de l’information en activité est en baisse depuis une dizaine d’années (plus de 3 000 journalistes ont quitté la profession), les pigistes, eux, sont de plus en plus nombreux. Pour MediaConnect, Nora Bouazzouni et Camille Bluteau, journalistes pigistes, témoignent de leurs conditions, qui traduisent une forme de précarité, à différents points de vue. 

Journalistes pigistes : « Beaucoup ne sont pas au courant de leurs droits, et les médias de leurs devoirs.»
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Pour Camille Bluteau, tout commence en 2022, après une alternance chez Ouest France. Fraîchement diplômée du CUEJ de Strasbourg, elle se lance dans la pige en tant que journaliste web. Comme 8 417 pigistes en France, Camille n’appartient à aucune rédaction en tant que telle. Certains médias avec lesquels elle collabore à la pige, la rémunèrent à la tâche ; c’est-à-dire en fonction des contenus qu’elle produit pour eux, comme le rappelle l’article 54 de la Convention collective nationale de travail des journalistes.

Par ailleurs, les pigistes, comme tout journaliste professionnel, ne peuvent être embauchés en CDD que pour une mission temporaire, dont la nature et la durée doivent être définies lors de l’embauche (l'article 17 de la Convention collective des journalistes). Raison pour laquelle, si aucun contrat n’est formellement signé, le pigiste est de facto présumé en CDI au bout de 3 mois de collaboration pour le même média. 

Comme beaucoup, Camille, pigiste pour plusieurs médias nationaux, n’a jamais signé le moindre contrat. Mais surprise, un beau jour chez Pôle Emploi, alors qu’elle cherche à recalculer ses droits, son conseiller lui indique qu’il a reçu plusieurs attestations de fin de contrat du même employeur. Elle était donc considérée en CDD par celui-ci. Une pratique illégale, mais répandue. 

« Il y a encore des médias qui ignorent, ou font semblant d'ignorer que, lorsque nous sommes pigistes et que nous n'avons pas signé de contrat, nous sommes alors en CDI présumé », estime la journaliste pigiste Nora Bouazzouni. Séduite par la flexibilité des conditions de travail et la liberté des sujets, elle a démarré à la pige en 2015, après avoir travaillé durant huit ans pour différents médias. « Je pense que tout le monde se fait avoir mais que beaucoup ne disent rien, parce qu'ils se sentent seuls et que la voie est compliquée », se désole la journaliste Camille Bluteau. 
 

Des revenus au compte-gouttes 


Pour Nora, les clichés sur les journalistes sont bien loin de la réalité. « Le fantasme du journaliste bobo bien payé, s’effondre quand on regarde les revenus des pigistes. »  

Selon le barème sur les revenus des journalistes encartés en France pour l’année 2022, de l’Observatoire des métiers de la presse, la moyenne des revenus médians des pigistes est de 1 954 euros, avec un salaire médian situé à 1 623 euros brut par mois pour les nouveaux titulaires de la carte de presse. Contre 2 077 euros pour ceux qui la détiennent depuis au moins une année. 

Le pigiste étant payé à la tâche, son salaire dépend du volume de ses productions. Le tarif de celles-ci est encadré par un barème, lui-même fixé par des accords paritaires. Ainsi, ces rémunérations peuvent être effectuées au feuillet (1 500 caractères rédigés) pour la presse écrite, à la photographie dans le photojournalisme, ou à la journée de travail pour les journalistes TV et radio. Ces revenus au compte-gouttes dépendent de l’offre et de la demande : « Nous avons des périodes avec et sans piges, et c’est pourquoi tant de pigistes complètent leurs revenus avec Pôle Emploi », explique Nora. 

Au sens légal, le pigiste n’est pas « indépendant », « libéral », ou « à son compte », car ce statut l’empêcherait de bénéficier de la protection du code du travail, de la Convention collective nationale des journalistes, du renouvellement de sa carte de presse, du chômage, ou encore de pouvoir porter litige devant un conseil des prud’hommes. Ainsi, comme tous les salariés, les pigistes cotisent pour leurs droits à l’assurance chômage, maladie et retraite.  

Mais l’égalité des droits entre les pigistes et les « journalistes ordinaires » n’est que récemment acquise. Par exemple, la journaliste Ariane Lavrilleux nous confiait dans cette interview que pour les pigistes, le congé maternité n’était pris en charge à 100% que depuis 2020, à la suite de la mobilisation de son association, Prenons la Une. « Nous sommes considérés comme des sous-journalistes, la précarité des pigistes nous maintient dans un rôle de subalterne et nous sommes la variable d'ajustement en cas de coupes budgétaires ou de licenciements », considère même Nora Bouazzouni. 

Le pigiste étant salarié, il ne peut être payé qu’en salaire et ce même sans être détenteur d’une carte de presse. En tant qu’entreprise, de presse ou non, rémunérer un pigiste en honoraires, droits d’auteur ou par facture, est tout simplement illégal. « Je me suis rendue compte en échangeant avec des collègues pigistes, que beaucoup de médias étaient hors-la-loi. Ils proposent de meilleures rémunérations en droits d’auteur qu’en salaire. En réalité, in fine, les pigistes y perdent, à la fois en protection salariale, en cotisations sociales et dans l’obtention ou renouvellement de leur carte de presse », témoigne Nora Bouazzouni qui, face à ce type de pratiques, a fondé le site Paye Ta Pige, en 2019. Elle y recense les tarifs pratiqués par les médias. Une manière, selon elle, « d’informer les journalistes pigistes, permettre aux syndicats d’épingler les médias qui ne respectent pas la loi, mais aussi de montrer au grand public que les pigistes sont souvent payés au lance-pierre. » 
 

« Inverser les rapports de force » 


Pour faire valoir ses droits, la journaliste n’hésite pas à employer des méthodes plus frontales, telle que celle du « name and shame » ; à savoir dénoncer publiquement sur Internet les agissements d’une entreprise. « Bien sûr que dans l’idéal, nous préférons d’abord discuter et négocier, assure Nora. Mais quand vous courez après votre salaire pendant six mois ou un an, le dernier recours est de le poster sur Twitter. Et tant mieux, parce que cela fait économiser des prud’hommes aux journalistes. » Une pratique certes efficace, mais non sans risque, car depuis, certains médias refusent de travailler avec elle, l’accusant d’être, selon ses termes, « trop grande gueulesur ces sujets-là. » 

Être pigiste représente « une charge mentale énorme» pour Nora. Avis partagé par sa consœur Camille qui, avant qu’elle ne se réunisse avec d’autres pigistes, se sentait « seule et démunie » face à des institutions puissantes. « Je ne veux pas me laisser marcher dessus parce qu’un média a décidé de ne pas suivre la loi. Je suis journaliste, je veux qu'on respecte mon statut, et surtout mes droits », fait valoir la pigiste web. 

Pour tenter « d’inverser le rapport de force », Nora a quant à elle rejoint l’association Profession : Pigiste. « Beaucoup de confrères et consœurs ne sont pas au courant de leurs droits et les médias de leurs devoirs. Alors qu’ensemble nous sommes tellement plus forts ! » 
 
Alix Fortin 
 
Pour aller plus loin sur le sujet :  
 

  • Le guide de la pigeà l’intention des pigistes : cliquez ici
  • Le charte de la pige à l’intention des employeurs : cliquez ici 
  • Le site du Syndicat National des Journalistes : cliquez ici 

 

   

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