Qualifier les propriétaires de médias de « milliardaires » ne vous convient pas. Pourquoi donc ?
Ce terme me dérange profondément, il est erroné dans la mesure où tous les médias n’appartiennent pas systématiquement à des milliardaires. Par ailleurs, le mot « milliardaire » a évidemment une connotation négative et suggère, à tort, que les médias sont sous une forme de contrôle de ces derniers, impliquant une dépendance de puissances économiques, voire d’une influence politique.. Je trouve regrettable que les journalistes au sein des rédactions utilisent ce terme laissant accroire qu’ils seraient soumis aux industriels qui les possèdent.
La présence de ces milliardaires dans les médias suscite parfois des inquiétudes. Et chez vous ?
Il est vrai que depuis une dizaine d'années, nous assistons à une concentration du secteur des médias, inscrite dans une dynamique globale d’industrialisation. Ce secteur fait face à un besoin crucial de transformations, dû notamment à la transition du print vers le numérique, aux mutations des usages et à l’émergence de nouveaux concurrents issus du numérique, comme les médias sociaux ou les plateformes de partage de vidéo. La présence d’industriels qui investissent dans ces secteurs est indispensable, mais dans le même temps il est impératif d’empêcher que le propriétaire d’un média, qu’il soit issu du secteur industriel ou d’un autre domaine d’activité, puisse interférer sur la rédaction. Il faut garantir l’indépendance de l’information des pouvoirs économiques et évidemment des pouvoirs politiques aussi.
A l’été 2023, le rachat du JDD par Vincent Bolloré, qui a conduit au départ de nombreux journalistes, a justement posé des questions sur l’indépendance éditoriale du titre...
Le cas du JDD est particulièrement marquant, car il est une véritable institution dans l'histoire de la presse écrite française. En le rachetant et en nommant Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction du magazine d’extrême droite, Vincent Bolloré affiche clairement l’orientation politique qu’il souhaite donner au titre, celle d’une droite conservatrice. Ce qui ne semble pas être le cas des autres propriétaires de médias que sont Rodolphe Saadé, Xavier Niel ou Daniel Kretinsky. Vincent Bolloré n’est pas représentatif du comportement de tous les propriétaires de médias.
Cependant, qu'une entreprise privée, indépendante, puisse voir son dirigeant vouloir donner une orientation ou une couleur politique à sa ligne éditoriale relève de la liberté d'entreprise et surtout d'expression et de pluralisme. Les journalistes disposent de leur clause de cession, notamment en cas de changement de ligne éditoriale, qui leur permet de quitter l’entreprise et de percevoir des indemnités de licenciement.
Comment comprenez-vous le fait que, sur ce sujet des propriétaires de médias, l’essentiel des débats semble se cristalliser autour de Vincent Bolloré ?
La question des « milliardaires propriétaires de médias » est souvent ramenée à Vincent Bolloré, car il incarne cette problématique de manière particulièrement visible. En revanche, on n’entend pas parler d’un quelconque caractère interventionniste de la part de Xavier Niel, patron du groupe Le Monde, ou du Crédit Mutuel propriétaire du groupe Ebra. Qui plus est, le positionnement conservateur de droite de Vincent Bolloré soulève un problème à la classe médiatique en général..
Ce qui m’inquiète au-delà de la place des investisseurs en tant que propriétaires de médias, c’est la grande méconnaissance de l'économie de l’information. Peu de personnes mesurent à quel point l’information coûte cher à produire - vérifier, traiter, hiérarchiser l’information – représente un coût extrêmement élevé que personne ne souhaite assumer, la question du financement de l’information est cruciale.
C’est certainement ce double facteur qui conduit à cette cristallisation. Mais évidemment la raison politique l'emporte dans l’opinion publique. Et c’est bien compréhensible.
Iriez-vous jusqu’à dire des industriels qu’ils sont indispensables ?
Les médias ont avant tout besoin de financements, pas nécessairement de milliardaires, d’industriels en particulier. Cela dit, je reconnais que ces industriels deviennent souvent indispensables pour fournir les fonds nécessaires aux médias, afin qu’ils puissent investir et innover. D’autant plus qu’aujourd'hui, face à l’abondance d'informations accessibles gratuitement, les producteurs d’informations professionnels peinent à couvrir leur coût de production et à attirer suffisamment d'annonceurs, l’autre source de financement. Il faut comprendre que l’économie des médias est extrêmement atypique, et que si le prix de vente reflétait son coût de production, alors la majorité des Français n’y aurait pas accès.
Pourquoi selon vous les industriels investissent-ils dans les médias, malgré la faible rentabilité du secteur ?
La notion d’influence ou de pouvoir d'influence est indéniable. Posséder un média n’est pas anodin. Et ces fonds sont nécessaires au financement des médias, qui rappelons le, sont indispensables à notre démocratie. Nous avons besoin d’une information de qualité, et de la garantie d’un processus de sa production qui soit fiable et indépendant de tout pouvoir économique ou financier. Il faut donc assurer la mise en place d’un cadre extrêmement strict pour permettre aux journalistes d’exercer leur métier en toute liberté.
Par ailleurs, les nouveaux entrepreneurs sont à la recherche de nouvelles ressources pour produire une information accessible et adaptée aux attentes des nouvelles générations, dans un contexte où les modes de consommation évoluent à une vitesse fulgurante. Des modèles économiques alternatifs sont apparus, celui de Mediapart, dont le financement repose uniquement sur les abonnements, il ne perçoit ni subventions ni publicités. Si ce modèle est viable pour une « niche » comme l’investigation, il semble plus difficile à dupliquer aux autres types de médias. Rappelons que 82% des Français ne paient pas pour s’informer !
Que pensez-vous du rachat de l'ESJ Paris par des milliardaires, dont Vincent Bolloré, Bernard Arnault et Rodolphe Saadé ?
Il faut être vigilant, même si, honnêtement, je ne sais pas vraiment ce que ce rachat va impliquer. Historiquement, il y a toujours eu un lien réel et compréhensible entre les formations et les entreprises de presse.
La question de la formation au journalisme est complexe : en France, seules 14 écoles de journalisme sont reconnues par la profession, avec une Commission qui accorde son agrément, et une centaine d’autres écoles, payantes pour certaines, et non reconnues par la profession. Ce paysage est marqué par un manque de diversité parmi les étudiants, souvent issus de milieux bourgeois, ce qui les rend peu représentatifs de la population. Même si des actions sont menées par certaines, demeure une vraie difficulté pour les écoles à attirer et à recruter de nouveaux profils.
Êtes-vous favorable à l’adoption d’une nouvelle loi anti-concentration, à l’image de celle de 1984, rebaptisée à l’époque « loi anti-Hersant », en référence à l’ancien patron de presse Robert Hersant ?
La loi dite anti-Hersant n’a malheureusement jamais été réellement efficace pour lutter contre la concentration dans le secteur de la presse. C’est la raison pour laquelle je ne souhaite pas une nouvelle loi qui serait anti-Bolloré, mais en revanche la nécessité d’un nouveau dispositif anti-concentration me paraît évident. Il devra prendre en compte tous les médias y compris ceux du numérique, car c’est en ligne que nous nous informons. Elle doit être une loi qui prendrait en considération les parts de marché principales, les principaux acteurs, afin d’empêcher une concentration entre les mains de quelques-uns.
Le grand particularisme des médias, c'est qu’il s’agit d’un bien public produit par des entreprises privées, réglementées par la loi 1881 pour la presse écrite, et celle de 1986 pour l'audiovisuel, télé, radio et plateformes de partage de vidéo. Cette dernière vise à garantir la liberté de communication, cela passe par la garantie du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et des opinions.
Nous sommes nombreux à critiquer le dispositif actuel de mesures anti-concentration que nous considérons comme obsolète compte tenu de nos pratiques devenues numériques. Il est donc essentiel de faire évoluer le cadre règlementaire, comprenant médias traditionnels, réseaux sociaux et plateformes numériques.
Quel serait le risque de ne pas inclure les réseaux sociaux dans la réflexion ?
Aujourd'hui, nous constatons et connaissons toutes les dérives des médias sociaux en matière de circulation de contenus illicites (fake news, complotisme, discours de haine…) et leur rôle dans les campagnes électorales. L’élection présidentielle américaine est quasiment un cas d’école. Donald Trump a mené sa campagne avec Elon Musk propriétaire de la plateforme X. L’élection en Roumanie est un autre exemple, où le candidat d'extrême-droite Calin Georgesc est passé de 9% à 23% d’intentions de vote en seulement un mois. On le sait, il a mené toute sa campagne sur TikTok.
Dans mon essai Le Nouveaux monde des médias, une urgence démocratique (éd. Odile Jacob, 2023), j’ai voulu démontrer la nécessité d’encadrer ces acteurs extrêmement puissants. Car en l'espace de 15 à 20 ans, ils se sont totalement imposés dans tous les secteurs d’activités, y compris celui des médias, soulevant de nombreuses questions comme celle fondamentale de la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns. Aujourd’hui, les Français s'informent massivement via les réseaux sociaux, et ceux qui les possèdent, sont bien plus que milliardaires. Ils sont même plus puissants que certains Etats. Ces acteurs se trouvent dans des positions oligopolistiques, en amont et en aval de la chaîne de valeur de la production de l’information. Google et Apple maitrisent l'accès à l'information, ils ont le pouvoir de censure d’éditeurs, un pouvoir sur leur distribution et sur leur rémunération. La gouvernementalité algorithmique est potentiellement manipulatoire et crée les conditions de circulation de fakes news.
Leur algorithmie, qui sous-entend leur modèle de recommandation, est relativement opaque et leur puissance économique et financière dépasse celle des médias, ils nous dictent leurs propres lois. Cette situation a des conséquences extrêmement graves d’atteintes à nos démocratie avec des possibles ingérences étrangères, atteintes à la sincérité des scrutins, manipulation de l’information, atteintes au pluralisme …. jusqu’à la perte de notre libre arbitre nous dit la sociologue Shoshana Zuboff.
Comment réguler efficacement les réseaux sociaux à l’échelle de la France ?
Nous devons répondre urgemment. Pour cela je préconise deux leviers d’action. Le premier est la loi. Au niveau européen, le DSA (Digital Service Act), le European Media Freedom Act, viennent d'être adoptés. Nous espérons qu’ils auront un impact fort sur l'écosystème informationnel, notamment en matière de modération, et de responsabilité des plateformes. Cependant, la seule transposition de ces textes en notre droit national n’est pas suffisante, il nous faut nous assurer de son application et être capables de sanctionner en cas de manquements. La question de leur responsabilité comme celle de la concentration doivent être résolues..
Le deuxième levier qui me semble indispensable est d’agir sur l’école. Les pouvoirs publics doivent mener une action éducative forte pour relever le défi de l’éveil des esprits. L’éducation aux médias et à l'information et à la citoyenneté numérique doit être une priorité nationale. Il s’agit de redonner du pouvoir aux consommateurs, non seulement en tant qu’usagers mais en tant que citoyens. Afin de reconstruire une démocratie à l'ère numérique pour que chacun retrouve du libre-arbitre et mieux comprendre le processus de fabrique et de diffusion de l'information.
Propos recueillis par Cléophée Baylaucq.