« Vous êtes devenus l’idole de toute une génération de futurs chômeurs, qui passent leur temps à glander sur YouTube », lançait en 2014 Thierry Ardisson à Cyprien, premier youtubeur de l’époque. Sur le plateau de l’émission « Salut les Terriens », l’animateur qualifiait alors le vidéaste de « Monsieur 100 millions de vues » qui « fait des vidéos à la con dans sa chambre », avant de lui demander s'il voyait sa profession « comme de l'argent facile ou un vrai job ».
En 2017, c'était au tour de Squeezie de passer sur grill du présentateur, dans le cadre de la promotion de son livre. « On en a vu des branleurs dans l’émission, mais celui-là, il est magnifique ! », décochait Laurent Baffie, acolyte de Thierry Ardisson et « sniper » de l’émission. La toile s'enflamme, et juge alors le ton du plateau méprisant. Du haut de ses 19 millions d’abonnés aujourd’hui, le youtubeur de 28 ans, est revenu sur cet événement, en 2023, face à HugoDécrypte : « Naïvement, je ne me rendais pas compte de ce que je m’étais pris dans la gueule ! », explique alors Squeezie, qui déplore « une véritable intention de tourner en ridicule, ou de nuire, les ambassadeurs de ces nouveaux médias ».
YouTube, « première chaîne de télévision en France »
Dix ans après l'épisode Cyprien, les temps ont visiblement changé. Le monde de TV et celui d’Internet se sont comme apprivoisés. « Nous assistons à une accélération de la convergence entre le monde de l’audiovisuel et du digital. La plateformisation des chaînes linéaires en témoigne », constate auprès de MediaConnect, Michèle Benzeno, directrice de Webedia, régie publicitaire spécialiste du divertissement en ligne. Une convergence matérialisée très récemment, autour de « Kaizen », documentaire phénomène du youtubeur Inès Benazzouz, alias Inoxtag. D’abord diffusé dans les salles et sur YouTube, cette production du groupe Webedia, qui raconte l’ascension de l’Everest du jeune homme de 22 ans, a eu les honneurs d’une diffusion en linéaire sur TF1, en plus d’avoir été ajoutée au catalogue de sa plateforme TF1+.
Ces vidéos YouTube « premium » captent l’attention d’un public réputé volatile et peu intéressé par les programmes TV. « Il n’y a plus que des vieux qui regardent la télé », constatait d’ailleurs en 2017 le même Thierry Ardisson, toujours face à Squeezie. Des vidéos YouTube de plus en plus consultées via la télévision, notamment grâce à l’essor des télévisions connectées, qui composent 85,9% des foyers équipés TV en France, selon une étude de l’Arcom publiée en 2023. « Désormais, ce qui est l’œuvre, c’est une question de sélection de formats plutôt que de télécommande », abonde la directrice de Webedia. Si bien que YouTube revendique aujourd’hui fièrement sa couronne de « première chaîne de télévision en France », selon les termes de Justine Ryst, sa directrice générale en France, dans son interview accordée à l’AFP cette semaine.
Sauter le pas du numérique
Les liens avec la TV linéaires sont parfois si forts, qu’ils donnent naissance à des « cross over ». Cette année, « Danse avec Les Stars d’Interne » est ainsi apparu sur Twitch. En collaboration avec TF1 et BBC Studio, cette variante du célèbre concours de danse TV, a vu s’affronter sur la piste des célébrités du web, telles que Natoo, Domingo et Gaëlle Garcia Diaz. Un programme présenté par
Michou, créateur de contenu aux 10 millions d’abonnés et ancien participant de la version TV du show. « La première fois que la télévision tend la main à Internet », avait estimé le même Michou, au printemps dernier, sur le plateau de Quotidien. « Cela permet d'amener un public de manière organique sur TF1, qui ne l’aurait peut-être pas regardé à la télévision. Et cela renvoie ainsi un signal de modernité : d'un seul coup, la marque devient connue à l'oreille des jeunes », explique à MediaConnect, Alexia Laroche-Joubert, PDG de Banijay France.
Pour attirer ces plus jeunes audiences, certaines incarnations télévisuelles ont choisi d’épouser les codes du numérique. A l’image de la journaliste Elise Lucet. Le visage de « Cash investigation » sur France 2, se déploie depuis un an sur sa propre chaîne YouTube. Avec plus de 400 000 vues en à peine 24 heures, sa dernière vidéo, publiée le 27 octobre, bat actuellement des records. La journaliste y reçoit Squeezie, pour le premier épisode de son format « Dérush ». L’émission, produite par France TV, répond impeccablement aux tendances du réseau social : l'échange est décontracté et sur un canapé, la miniature de la vidéo affiche le youtubeur hilare, le montage est ultra dynamique et la journaliste ne manque pas d’inviter ses spectateurs à s’abonner à la chaine.
A peine lancée, l’émission semble avoir trouvé son public. « Je suis choqué de ce niveau d'adaptation (d’Elise Lucet) à la plateforme après 40 ans dans les codes de la télé, pourtant très différents. Gros respect » commente un internaute. « C'est stupidement bien fait, un travail de génie surtout au niveau du montage qui respecte bien le "monde d'Internet", félicite un autre spectateur. France TV devrait commencer à faire la promotion de ce format sur les plateformes en publicité. Bravo à vous et j'attends la prochaine avec impatience ! ».
Avant Elise Lucet, d’autres figures du petit écran avaient sauté le pas du numérique. A l’instar du journaliste Samuel Etienne, ou de l’animatrice Faustine Bollaert proposent désormais leur émission sur Internet : « La matinée est tienne » et « MVP : ma vie pro » pour l’ex-présentateur de la matinale de franceinfo ; « Safe Zone » pour la figure de l’émission testimoniale « Ça commence aujourd'hui ».
De nouvelles perspectives économiques
Parfois, à l’inverse, c’est Internet qui enfile les habits du monde cathodique. A l’instar du format « Qui est l’imposteur » du youtubeur Squeezie, « un concept qui a toujours existé et inspiré de l'ancienne émission “Qui est Qui”, diffusée sur France 2, dans les années 1990 à 2000 », rappelle Alexia Laroche-Joubert. Idem pour « Zen », des créateurs de contenu Maxime Biaggi et Grimkujow. Dffusée sur Twitch et YouTube, l'émission reprend les codes des late-shows américains. Une étude du cabinet Enders, réalisée en septembre dernier sur la Grande-Bretagne, révèle que les vidéos YouTube sont non seulement de plus en plus longues, mais surtout que 61 % du contenu le plus visionné s’inspire des codes télévisuels.
Cela étant, l’influence de la télévision sur la toile n’est pas sans conséquence pour les sociétés de production, qui « se demandent comment protéger les IP (Intellectual Property) de ceux qui ont investi beaucoup d’argent dans ces programmes », explique Alexia Laroche-Joubert. Comme le modèle économique de YouTube repose uniquement sur le partage des recettes publicitaires, le « revenu sharing », il est difficile pour les sociétés de production, dépendantes des droits et de la propriété légale d’un programme, de se partager le gâteau avec la plateforme américaine. « Produire un petit programme dans sa chambre avec une caméra et trois accessoires peut être rentabilisé par les revenus générés par la publicité sur YouTube, mais produire un Star Academy, ce n’est pas possible. Chacun a son modèle de financement et de droit », constate la productrice du télé-crochet musical.
Malgré tout, YouTube incarne des atouts objectifs pour le monde télévisuel. Comme celui de redonner du souffle à des programmes diffusés à l’origine sur des chaînes linéaires. C’est le cas notamment de la rediffusion des archives de l’INA ou des épisodes de « l’Effet Papillon » (Canal+), dont le succès d’audience en ligne ne se dément pas. « Exploiter nos archives sur YouTube permet de leur donner une deuxième jeunesse, de les monétiser et de créer un écosystème intéressant pour nous, les sociétés de production », confirme la PDG de Banijay France. De plus, YouTube peut aussi être « un outil puissant de visibilité, de marketing, de recherche et de développement » estimait sa DG Justine Ryst dans une interview pour Ecran Total cette année. Selon une étude faite conjointement avec Canal+ en 2022, 7 % des nouveaux abonnés payants de la chaîne cryptée étaient apportés par YouTube.
Pour la directrice générale de Webedia, cette complémentarité TV-YouTube est donc une opportunité. Celle de « faire apparaitre de nouveaux modèles d’écritures, de financements, de stratégies et de fenestrage de diffusion ». Entrainant alors une évolution des modèles économiques de production. Estimés entre 600 000 et 1,2 millions d’euros, par Inoxtag lui-même, « Kaizen » s’est ainsi vu totalement financé par des marques. De quoi ouvrir de nouvelles perspectives.
Alix Fortin