Le Média « La Fièvre » (Canal+) : Le directeur de Havas Territoires nous donne son avis
Interview

« La Fièvre » (Canal+) : Le directeur de Havas Territoires nous donne son avis

RP

La série phénomène d'Éric Benzekri dépeint l'embrasement d'une société, théâtre de l'affrontement entre deux communicantes que tout oppose. Elle nous plonge aussi dans les coulisses d'une agence de communication de crise qui, confrontée au « bad buzz » de son client footballeur, tente d'empêcher une véritable crise identitaire en France. Niels Gaubert, directeur de Havas Territoires et ancien conseiller en communication pour divers ministères nous donne son point de vue sur la représentation du rôle de communicant dans la série.

« La Fièvre » (Canal+) : Le directeur de Havas Territoires nous donne son avis
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Pensez-vous que la série « La Fièvre » soit fidèle à la réalité du monde de la communication ?  
 
Au début de la série, il y a une vision un peu schématique et théorique du métier de communicant, dans laquelle je ne me retrouvais pas forcément. Et puis, petit à petit, j'ai été surpris, par le virage de la série entre ces deux profils de communicantes, extrêmement différents. Finalement, à travers le personnage de Sam, elle dessine un nouveau portrait du communicant, comme des spin doctors de la société. Peut-être que la morale de l'histoire, est qu'une communication très froide, où l’on maîtrise les rouages de l’opinion pour la diviser, comme celle de Marie Kinsky n’est pas la plus efficace, mais plutôt une communication intuitive, d'authenticité, à l’instar de Sam Berger.
 
Au-delà de l’opposition binaire bien-mal, il y a une façon de communiquer qui triomphe dans la Fièvre : celle de l’empathie, du dialogue, et de la simplicité des relations humaines, plutôt que l’image de la « face sombre » des dirigeants qui est souvent la caricature du métier. C'est donc, in fine, un joli portrait du communicant, plus souvent au service de l’intérêt général qu’on ne le dit !
 
Dans la série, l'agence de communication Kairos change plusieurs fois de stratégie. Est-ce une pratique courante et efficace ?  
 
Selon moi, faire primer des stratégies mécaniques sans les adapter à la réalité des faits, ce n’est pas une bonne manière de faire. Un communicant, ce n'est pas un théoricien. C'est plutôt l'inverse. C'est souvent un intuitif, quelqu'un qui, justement va être à l'affût des tendances, des mouvements de la société, qui vont lui dicter le conseil adapté, la bonne parole au bon moment (c’est d’ailleurs le sens du mot « kairos » en grec !). Et c’est à la lumière de cette analyse permanente qu’on peut évoluer dans sa stratégie, changer ses angles, trouver l’idée qui va faire la différence.

Nous essayons d'avoir l'empathie maximale avec les faits pour avoir la meilleure communication possible. Cela peut sembler étonnant, mais je pense qu'à ce titre, un communicant souvent écoute plus qu’il ne parle.
 
Quelles stratégies auriez-vous choisies à la place de la communicante Sam Berger, après que son client footballeur de renom a giflé son entraîneur en l’insultant de « toubab » ?
 
Le meilleur conseil que nous pourrions donner aujourd'hui à une personnalité ou à un client qui est pris dans l’emballement d'une crise spécifiquement propre aux réseaux sociaux, c'est … d'aller parler à des journalistes. Face à l’emballement, ce sont les journalistes qui sourcent et authentifient une parole. Face à ceux qui remettent de plus en plus en cause la légitimité des médias, face aux fakes news de plus en plus puissantes en ligne, il faut les défendre, et c’est aussi le rôle des communicants. Même si dans la série, ils sont représentés parfois de manière peu consistante, et c'est quelque chose que je regrette. Or, face à de telles crises, les journalistes ont plus que jamais un rôle à affirmer. Par exemple, une dépêche AFP peut guérir une fièvre en ligne parce qu’elle va irriguer l’ensemble des médias, qui porteront à leur tour une parole vérifiée sur les réseaux sociaux.
 
Dans la série, les communicants utilisent les réseaux sociaux comme le principal biais d’analyse de l’opinion publique. Selon vous, les réseaux sociaux ont-ils autant d'importance dans la série que dans la réalité ?  
 
Il y a quelque chose qui me frappe dans cette série et dans le débat public que nous avons aujourd'hui, c'est que nous surpondérons le poids des réseaux sociaux. Je ne dis pas que les réseaux sociaux n'ont aucune importance dans le débat public, pour le meilleur comme pour le pire, parce qu’ils catalysent les radicalisations des débats et les ruptures de notre société. Mais est-ce que la France d'aujourd'hui a cette fièvre dépeinte par la série ? Je ne le pense pas. Lors de l’élection présidentielle de 2022, seulement 7% des Français utilisaient les réseaux sociaux comme premier moyen de s’informer sur l’actualité, loin derrière les journaux télévisés (30%).
 
Aujourd'hui, le réflexe de beaucoup de Français, est de consulter leur site de presse quotidienne ou d’allumer leur télévision, pour voir ce que les journalistes, qui traitent l'information, ont à dire. Et non d’aller sur X et ses conversations très antagonistes.  
 
Dans la série, nous observons parfois les communicants de l'agence Kairos exprimer leurs divergences concernant la stratégie à adopter, et ce, devant le client. Que pensez-vous de cette pratique ?
 
Je pense que c’est utile d’un point de vue « dramatique » dans la série évidemment, mais ça ne se passe pas vraiment comme ça dans la vraie vie. Des communicants qui présenteraient ce spectacle devant leurs clients rateraient une grosse partie de leur mission : créer la confiance. La communication est un métier de conseil, même s’il ne s’agit pas d’une science exacte. Vous êtes le partenaire de confiance de votre client. Et la confiance, elle se crée parce que vous appuyez vos recommandations de discours sur la réalité et l'authenticité des faits, qui vont permettre ensuite de prendre la bonne décision de communication. Nous, les communicants, dans une situation pareille, nous ne sommes pas là pour dire à nos clients quoi faire de manière péremptoire. Notre mission consiste plutôt à les guider entre les faits, les émotions, et le poids de chaque mot de leurs discours.  
 
La communicante de l’agence Kairos, Sam Berger, évoque le concept d’une « vérité protéiforme », c'est-à-dire, la construction d’un narratif servant les intérêts de son client. Est-ce selon vous, une manipulation courante ?  
 
Stéphane Fouks a coutume de dire qu’en crise, nous ne sommes pas obligés de dire toute la vérité, mais que nous nous devons de ne dire que la vérité. Sinon, nous basculons dans une communication de faits alternatifs, et ce n'est plus une communication, mais un mensonge. Prenons l’exemple de l’ancien Premier ministre Edouard Philippe, lorsqu’il a répondu qu’il dirait aussi ce qu’il ne « savait pas » sur l’épidémie du covid-19 en plein crise. Dans ce cas précis, il ne s’agissait pas d’une stratégie visant à éluder la question, mais d'une démonstration de sincérité par rapport à une réalité, que le politique n'était pas capable d'embrasser complètement. C’est un narratif, mais ce n'était pas un mensonge.  
 
Dans la vie réelle des communicants de crise, est-il courant de chercher à tout prix à vendre son récit à la presse ? 
 
Évidemment qu'il peut y avoir une bataille de narratifs, mais à la fin, et c’est d’ailleurs la morale de la série, c’est une communication d’authenticité fondée sur les faits qui gagne, face à toutes les froides stratégies de communication, même les mieux huilées, qui tenteraient de créer des réalités parallèles. Si les communicants perdent de vue ce « bon sens », ils ne peuvent pas faire ce métier de manière satisfaisante et honnête vis-à-vis d’eux-mêmes et de leurs clients.
 
Dans le cinquième épisode, l'adversaire de Sam Berger, la communicante Marie Kinsky, déploie une armée de robots trolls sur le réseau social X afin d'influencer l'opinion publique. Ce type de pratique existe-t-il vraiment ?   
 
Je doute que ce type de pratique dévoyée existe dans des agences de communication françaises. En revanche, je sais malheureusement que c'est un sujet géopolitique qui, très souvent, traduit la volonté de certains Etats de déstabiliser le débat public dans d'autres. À partir du moment où des voix sont fictives, ce n’est plus de la communication, mais l'art du mensonge et de la manipulation. Et quand ce genre de manœuvre est révélée, c'est forcément une perte pour la défense et la stratégie de communication de celui qui l'a émise.

Investir dans des trolls, c'est perdre beaucoup de bénéfices de communication et potentiellement perdre beaucoup d'argent. Façonner des faits par le bon discours, le bon angle pour les présenter, ce n'est pas les travestir. La limite peut être extrêmement fragile, et il ne faut pas la franchir.   
 
Chez Havas Territoires, disposez-vous également de salles de veille en continu équipées d'écrans géants et utilisant des métriques très avancées, comme le fait l'agence Kairos ?
 
Le communicant d'aujourd'hui, il a un ordinateur et peut-être deux téléphones pour ne rater aucune information, et les agences de communication comme Havas sont évidemment dotés d’outils de veille très perfectionnés. Si vous le croisez dans le métro ou dans le train, vous allez peut-être le trouver un petit peu bizarre, parce qu'il sera parfois sur ses trois écrans en même temps. Mais il n'a pas de grande salle secrète avec des écrans géants. Je pense que ce fantasme sur ce métier dénote la crainte d'une information qui n'est plus contrôlée et qui explose sur les réseaux sociaux par des manœuvres artificielles. Mais le travail de la plupart des communicants de ce pays, c'est plutôt de travailler avec de la matière humaine, échanger des discours et des engagements dans un cadre démocratique que nous devons tous protéger.
  
Après la gifle, l'agence Kairos préconise 72 heures de silence, est-ce une règle qui s’applique dans la réalité ?  
 
Cette règle a été définie par Jacques Pilhan qui a travaillé avec François Mitterrand et Jacques Chirac. Évidemment, la communication d’un président de la République des années 80 ou 90 ne répond pas exactement aux mêmes règles que celle d'un acteur qui aujourd'hui serait pris dans la fièvre des réseaux sociaux ou dans un emballement médiatique.  
 
Cette règle prend tout son sens pour créer la rareté d’une parole, et donc le désir. Mais je crois qu'aujourd'hui, au vu de l'infobésité et la saturation de l'information ambiante, que ce désir est de plus en plus difficile à créer. Je pense que ce que les consommateurs et les citoyens désirent surtout, ce sont des réponses à leurs questions, et attendent des politiques comme des marques une communication authentique.
 
Dans la série, les communicants ont une vision très compartimentée et marketée de la société. Qu’en pensez-vous ?  
 
J’ai un métier différent du maketing, même s’il est voisin. J'essaye de faire en sorte que le discours et les engagements de mes clients puissent être entendus dans le débat public, dans la grande conversation médiatique. A terme, cela concourt à créer de l’adhésion, de la préférence sur les marques ou les services qu’ils proposent. Par exemple, chez Havas Territoires, j'essaye de donner la parole à des acteurs issus des territoires car le débat français est très parisiano-centré. Ce n’est pas directement du marketing mais un engagement dans le débat public qui sert leur réputation.
 
Est-il courant, comme le pratique l'agence Kairos, d'utiliser des études qualitatives avec des focus groups pour comprendre l'opinion publique et ses motivations en situation de crise ?
 
Pour moi, la bonne étude qualitative pour un communicant, ce n’est pas forcément des focus groups un peu artificiels, c’est d’écouter énormément ce qui se passe autour de soi, d’être à l’affut, de développer sans cesse lui-même son intuition et sa réflexion sur l’état de la France, sur les grands mouvements de la société, ses tendances, par l’échange avec le monde économique, les académiques, les journalistes, le monde associatif, les élus… C'est pour cela que le communicant doit être tourné vers la société et non pas vers des théories. Et surtout sortir de Paris, bien connaitre les territoires, resserrer les liens et les échanges avec les Français qui se sentent concernés par d’autres sujets que ceux qui animent la capitale. C'est le meilleur focus group qu’un communicant puisse avoir.  
 
Dans la série, d'un côté comme de l'autre, la communication semble toute puissante au regard de l'influence qu'elle exerce sur l'opinion publique. Qu’en pensez-vous ?  
 
Je pense qu'une communication toute puissante, est un fantasme. Ce que La Fièvre démontre, plus que cela, c’est la polarisation croissante des débats sur les réseaux sociaux, qui mène à des affrontements de communication de plus en plus violents dans les médias, et à une conflictualisation inquiétante de la vie politique et sociale. L’affrontement entre Marie et Sam représente cela très bien.
 
Vous considérez donc qu'elle ne peut pas façonner l'opinion ?  
 
Si les communicants ont un rôle pour moi, c’est justement d’être des points d’équilibre face à cette conflictualisation croissante, en présentant des discours le mieux possible dans des débats devenus de plus en plus binaires ou illisibles.
 
La communication ne va pas créer les grandes tendances d'opinion de ce pays, mais elle va permettre à des acteurs d’y avoir de l’influence, c’est-à-dire d’avoir une part d’audience de l’opinion parce que vous aurez trouvé l’angle, l’idée qui leur permettra d’être écoutés.  
 
Après la gifle, le footballeur accusé de racisme anti-blanc devient le sujet principal pour les partis extrémistes. Est-ce qu'il y a toujours une dimension politique dans chaque crise ?
 
Il y a une dimension politique dans chaque crise dans la mesure où elle est toujours liée à l’autorité d’une parole, et à une concurrence de légitimités. Mais je trouve que ce qui est intéressant à observer aujourd’hui, c’est que même des crises qui ne sont pas liées au monde politique vont générer de plus en plus de réactions des élus. C’est une tendance renforcée par les réseaux sociaux, qui poussent davantage les politiques à réagir – voire à surréagir – à des crises sur lesquelles ils estiment que leur absence de réaction serait sanctionnée par l’opinion.
 
Dans votre carrière, quelles sont les crises qui vous ont le plus marquées ?  
 
Il y a deux crises qui m'ont marqué lors de mes années au sein des cabinets, bien qu’elles soient très différentes, qui se sont conclues de manière imprévue, et qui montrent l’importance d’une communication de dialogue et d’authenticité. Celle des Gilets Jaunes et celle du Covid-19. La crise des Gilets Jaunes, ce n’est pas uniquement par les réponses de politique publique qu’elle s’est résolue, mais surtout par une décision qui répondait aux sources de la colère : le Grand Débat, qui rétablissait un dialogue direct entre les Français et le gouvernement.
 
Pour celle du Covid-19, c’est le « je ne sais pas » d’Edouard Philippe qui a changé la donne, dans un moment de grande incertitude et d’angoisse pour l’opinion, en pleine crise de confiance sur la capacité du gouvernement à sortir de la crise. Ce partage de sincérité, cette démonstration d’humilité a rendu de nouveau possible la confiance, et c’était essentiel.


Propos recueillis par Alix FORTIN

  

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