Il est très rare que les journalistes reçoivent des courriers ou des mails anonymes de sources. Cela étant, tout professionnel de l’information a évidemment besoin de bonnes sources dans l’absolu. Chez Premières Lignes, pour assurer leur protection, nous avons mis en place un protocole assez rigoureux.
Tout d'abord, nous passons beaucoup de temps à convaincre les sources de nous parler. Dans des secteurs comme l'industrie pharmaceutique par exemple, obtenir des informations peut être extrêmement difficile. Nous investissons donc du temps pour gagner la confiance de nos interlocuteurs, qu'ils proviennent de grandes entreprises, de collectivités territoriales ou de ministères. Cette relation de confiance est essentielle pour accéder à des documents souvent difficiles à obtenir.
Ensuite, nous ne proposons pas immédiatement des interviews. Les sources peuvent rester anonymes tout au long de l'enquête, ce qui nous permet de les protéger efficacement.
Enfin, nous faisons très attention à la manière dont nous communiquons. Nous évitons les échanges par email et privilégions les rencontres en personne dans des lieux neutres. Dans certains cas, nous envoyons même des courriers postaux à des adresses tierces pour encore plus de discrétion. D’ailleurs, il est arrivé qu’un de nos journalistes échange des lettres avec une source, via la boîte aux lettres de la mère de cette dernière ! (Rires)
Globalement, nous utilisons des moyens de communication extrêmement discrets. Nous veillons à ce que nos carnets et téléphones ne contiennent aucune information sensible en cas de perquisition. Bien que celles-ci soient rares, nous restons conscients que, nous journalistes, malgré toutes nos précautions, ne sommes pas au-dessus des lois.
On imagine que vous avez déjà été confronté à des pressions économiques, politiques ou même de cyberattaques... Comment gérez-vous ce type de situation ?
Je dirige Premières Lignes, aux côtés de Paul Moreira, depuis plus de 15 ans. Et à notre connaissance, nous n’avons jamais eu de tentative de de hacking.
En revanche, oui, nous subissons surtout des pressions juridiques très importantes pendant nos enquêtes. Comme d'autres rédactions, ou de sociétés de production, nous recevons régulièrement des menaces d’avocats. Nous leur répondons très poliment et nous demandons toujours des interviews de contradictoire aux personnes qui sont mises en cause dans nos documentaires.
Nous prenons cela très au sérieux car ces pressions nous viennent de très grosses entreprises. Cela nous prend beaucoup de temps pour leur répondre. Notre objectif n’est pas de nous engager dans une bataille d’avocats, mais bel et bien de donner la parole aux interlocuteurs que nous avons identifiés.
En 2023, Ariane Lavrilleux, journaliste chez « Disclose », avait été placée en garde à vue trente-neuf heures et avait vu son domicile perquisitionné, pour des raisons de « compromission du secret de la défense nationale ». Médias et journalistes, s’étaient émus de cette situation et l’avaient qualifiée d’« attaque sans précédent contre la protection du secret des sources. » L'affaire avait ainsi rappelé qu'il existe parfois des tensions entre le secret défense et la liberté d'informer. De même pour la loi de 2018 sur du secret des affaires, qui porte elle sur la protection des informations stratégiques d’une entreprise. Que pensez-vous du fait que le droit puisse entraver des journalistes, au nom de la préservation des secrets d’un Etat ou d’une entreprise ?
Chez Premières Lignes, comme dans de nombreuses autres rédactions, telles que Mediapart, Le Monde, Libération, TF1 ou France Télévisions, nous avons mis en garde contre les dérives possibles liées à la loi sur le secret des affaires, retranscription dans le droit français d'une disposition européenne.
Je le redis : en tant que journalistes, nous ne sommes pas au-dessus des lois et devons ainsi, tout naturellement, répondre de nos actes devant la justice. Il n'est pas question que nous dévoilions le brevet d’une entreprise qui permettrait à un concurrent de la copier. Cependant, il ne saurait être question d’empêcher les journalistes de révéler des pratiques frauduleuses ayant un impact sur l’intérêt public, comme celles découvertes dans l’affaire des « Panama Papers », dévoilée en 2016. Si la loi sur le secret des affaires avait été en vigueur à l’époque, ces enquêtes n’auraient peut-être jamais vu le jour. La justice doit pouvoir décider si les journalistes ont outrepassé leur rôle, mais notre mission première reste d’informer le public sur des dysfonctionnements majeurs.
Concernant le secret défense, la situation d’Ariane Lavrilleux, accusée d’avoir divulgué des informations d’intérêt public, est particulièrement préoccupante. Les pressions exercées sur elle pour qu’elle révèle ses sources, qu’elles émanent du Ministère de la Défense ou de tout autre organisme, sont inacceptables. La protection des sources est un pilier fondamental de la démocratie, tout comme la liberté de la presse. Le récent placement en garde à vue d’Ariane Lavrilleux, la perquisition à son domicile, et les moyens déployés pour tenter de l’intimider sont extrêmement inquiétants.
Depuis 2013, le cadre légal qui vise à protéger les lanceurs d'alerte en France a beaucoup évolué. La loi de 2022 a introduit plusieurs nouvelles protections. Que pensez-vous de cette législation en vigueur en France ?
La loi de 2022 a effectivement amélioré la protection des lanceurs d'alerte en France. Néanmoins, leur situation reste complexe, face à la puissance de certains avocats et multinationales, face aux nombreuses plaintes dont ils peuvent faire l’objet. C’est une pression considérable pour le commun des mortels.
Aux États-Unis, par exemple, un mécanisme vertueux permet à certains lanceurs d'alerte de recevoir une compensation financière significative lorsqu'ils révèlent des informations ayant permis, par exemple, un redressement fiscal important d'une grande entreprise. En France, un tel système n'existe pas.
Dans notre pays, la reconnaissance du statut de lanceur d'alerte est encore limitée, et les risques juridiques sont élevés, notamment pour ceux ayant signé des clauses de confidentialité. C'est pourquoi, en tant que journalistes, nous réfléchissons soigneusement avant de donner la parole à des lanceurs d'alerte. A Premières Lignes, pour les protéger, nous avons parfois recours à des comédiens, pour rejouer leurs propos exacts dans nos documentaires. Bien évidemment, cette méthode est clairement indiquée à l’écran et expliquée à l’oral, dans le commentaire du documentaire
Les nouvelles technologies comme l’IA peuvent aujourd’hui inverser des anonymisations, déflouter par exemple des images floutées. Comment, selon vous, ces outils redéfinissent-ils les frontières du journalisme ?
Ces deux dernières années, nous, les journalistes du monde entier, avons été sensibilisés aux dangers que ces technologies pouvaient poser, notamment concernant l'anonymisation. Pour les images floutées, l'intelligence artificielle est effectivement capable d’analyser ces images, reconstituer les traits du visage, parfois de manière assez précise. De même, pour l’audio, même après avoir passé une voix à travers plusieurs filtres, l'IA peut retrouver des intonations qui permettent d'identifier quelqu'un.
Face à ces risques, notamment chez France Télévisions, une charte a été mise en place pour nous demander de faire extrêmement attention à l'anonymat des personnes que nous filmons. Pour éviter toute identification, nous faisons rejouer systématiquement les témoignages par des comédiens.
Il est essentiel d'être transparent avec le public sur l'utilisation de l'intelligence artificielle. Par exemple, dans le documentaire « Nous, jeunesse(s) d’Iran », diffusé sur France 5, des voix et visages générés par IA ont été utilisés pour protéger les témoins. Cela a été expliqué sans ambiguïté dès le début du documentaire et rappelé régulièrement à l’écran. En utilisant l'intelligence artificielle, il est indispensable d’informer clairement le public pour maintenir la confiance.
Florent Latrive, directeur adjoint de l'information et responsable de la stratégie numérique de Radio France, considère que la notion de « contrat d’auditeurat », repose sur la « diffusion d’éléments authentiques donc des vraies personnes qui parlent pour des vraies gens ». Comment garantir cette authenticité lorsque des outils technologiques peuvent fausser la perception de la réalité ?
C’est un débat vraiment intéressant et je serais ravi d’en discuter avec d’autres journalistes. Florent Latrive soulève des questions cruciales. Mais pour répondre à sa préoccupation, je citerais une émission de sa propre antenne, sur France Inter : « Secrets d’Info ». Dans cette remarquable émission d’investigation, il arrive régulièrement que les journalistes expliquent que les propos sont relus par un de leurs collègues. Tout comme nous le faisons parfois dans nos productions chez Premières Lignes.
La clé pour ne pas rompre le contrat de confiance avec l’auditeur, c’est d’être totalement transparent. Car l’un des plus grands défis auquel notre métier est confronté, c’est la défiance du public. Pour y remédier, il est essentiel de montrer comment nous travaillons, ou les documents utilisés dans nos enquêtes.
Au nom de la protection des sources, n’y a-t-il pas un risque à l’avenir, sur des sujets très sensibles, que le reportage s’apparente à une fiction, fait de jeu d’acteurs et d’IA ? Selon vous, jusqu’où les professionnels de l’information peuvent-ils se permettre d’aller, toujours au nom de cette même protection des sources ?
C'est une question très intéressante, en lien avec notre dernier numéro de « Cash Investigation » sur le cabinet de conseil McKinsey. Dans cette enquête, plusieurs témoignages sont en effet restitués par des comédiens et on le rappelle explicitement dans le commentaire du documentaire. On explique clairement à quel point il a été difficile de faire parler des gens à visage découvert. Je n'ai aucun doute que les téléspectateurs comprennent cette démarche.
Nous ne faisons pas de la fiction, mais bien de l’enquête. Certaines entreprises sont tellement puissantes et mettent une telle pression sur leurs employés ou anciens employés que, pour protéger nos sources, nous devons parfois recourir à ces comédiens, comme je l’ai évoqué précédemment.
Je doute qu'une enquête entière puisse reposer uniquement sur des acteurs. Par ailleurs, dans « Cash Investigation », nous continuons d'obtenir des interviews directes et des réactions des personnes mises en cause, même si elles passent souvent par des communicants ou des avocats. Donc, l'idée d'un reportage qui s'apparenterait totalement à une fiction, me paraît difficilement envisageable.
Propos recueillis par Manon Ottou-Guilbaud