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Stress post-traumatique : la blessure invisible des journalistes

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Ils filment, photographient et documentent l’horreur de la guerre. Les reporters sont les premiers témoins de la violence des conflits armés et les victimes d’une autre violence, moins visible à l’œil nu : celle du trouble de stress post-traumatique. Pourtant, la santé mentale des journalistes a longtemps été un sujet tabou, soulevant des interrogations sur le rôle des rédactions.

Stress post-traumatique : la blessure invisible des journalistes
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« Ce n’est pas tant une seule expérience traumatisante, mais une série d’événements qui, petit à petit, m'ont épuisée mentalement et émotionnellement », confie Daphné Rousseau à MediaConnect. À seulement 22 ans, l'envoyée spéciale de l’AFP couvrait déjà les zones de guerre. Mais derrière ces reportages se cachent des blessures invisibles. En 2022, la voilà diagnostiquée d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT), conséquence de multiples expositions à des scènes de violence extrême depuis le début de sa carrière. Une douleur amplifiée par la perte tragique de son confrère Arman Soldin, en Ukraine, le 9 mai 2023.

Qu’ils soient indépendants, pigistes, ou correspondants, les journalistes de guerre risquent leur vie au nom de l’information. Selon Reporters sans frontières, 1 668 journalistes ont été tués en 20 ans (2003-2022), soit 80 par an en moyenne. Avec une baisse du chiffre des journalistes tués en 2023 dans l’exercice de leurs fonctions, soit 45 au 1er décembre 2023. Le plus bas depuis 2002, malgré la situation au Proche-Orient, notamment à Gaza, où depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, 13 journalistes au moins ont été tués dans le cadre professionnel, et 56 au total, en incluant les journalistes tués sans lien évident avec leur métier.
 

Une réaction normale à un événement anormal

L’exposition répétée à des événements traumatiques, comme la confrontation à la mort ou à des atteintes à l’intégrité physique ou sexuelle, que ce soit pour soi-même ou pour autrui, peut entraîner un trouble de stress post-traumatique. « Cela peut aussi être provoqué par le fait de voir des personnes blessées, que ce soit en réalité ou à travers des images, ou encore d’écouter le récit d’un événement tragique », précise Olivia Hicks, médecin à l’AFP.

Le trouble de stress post-traumatique se traduit par trois symptômes principaux. Le premier, la reviviscence, désigne le fait de revivre en boucle l’événement traumatisant, que ce soit à travers des cauchemars ou des flashbacks, au point d’être parasité par ses émotions. Ces souvenirs intrusifs peuvent s’accompagner de modifications sensorielles telles qu’un goût particulier dans la bouche ou des hallucinations auditives.

Le deuxième symptôme est l’évitement. L’individu cherche alors à fuir tout ce qui rappelle l’événement traumatisant et évite même de l’évoquer. « Par exemple, une personne souffrant de ce symptôme pourrait s'abstenir de prendre le métro si un événement traumatisant s’y est produit, ou être incapable de monter sur un balcon après un traumatisme lié au vide », illustre Olivia Hicks.

Le troisième symptôme, le plus courant, est l’hypervigilance. « Sursauter au moindre bruit, regarder derrière soi, peiner à trouver le sommeil... C’est adopter une réaction de protection, mais en continu », décrit la médecin. La victime d’hypervigilance va continuer d’agir comme en situation de danger imminent bien que la menace soit loin ou passée.

Très souvent, ces trois principaux symptômes sont accompagnés d’une très grande tristesse ou d’un sentiment de culpabilité, ajoute Olivia Hicks. Et lorsque le choc a été très fort, les victimes peuvent alors souffrir de dissociation. « Elles se voient sortir de leur corps et assistent à la scène. Elles ne ressentent plus rien, ni douleur, ni sensation. C'est une réaction de protection du cerveau. »

« Il faut rassurer les gens en leur expliquant clairement ce qui leur arrive. » Ces symptômes sont « une réaction normale à un événement anormal », considère la médecin de l’AFP. « Eviter l’alcool, la drogue, les somnifères, et les calmants et plutôt privilégier une routine : faire attention à bien manger, bien dormir et être bien entouré », préconise la médecin.

Dans la majorité des cas, les symptômes s’estompent avec le temps ou la thérapie. C'est le cas de Georges Malbrunot qui, après une détention de 124 jours en Irak en 2004, affirme à MediaConnect « ne pas avoir été traumatisé malgré quelques épisodes stressants ». Et d’ajouter : « En quittant Bagdad après ma libération, je me suis demandé si je serais capable de repartir. Je me suis alors donné du temps pour aviser et j'ai constaté qu’il n’y avait ni traumatisme insurmontable ni cauchemars trop envahissants. » Le journaliste a donc poursuivi sa carrière et couvre ainsi le Moyen-Orient, depuis de nombreuses années, en tant que grand reporter au Figaro.
 

La peur d’être un « mauvais journaliste »

Mais il arrive que les symptômes persistent. « Le problème est que beaucoup de journalistes ont du mal à l'accepter », constate Olivia Hicks. Ceux que nous arrivons à traiter reviennent à l'agence, ou font désormais autre chose. » Depuis son arrivée en 2015, la médecin de L'Agence France-Presse a ainsi déclaré six journalistes inaptes à travailler dans le domaine de l’information.

Lorsqu’il n’est pas traité, le trouble post-traumatique peut s’avérer fatal pour la santé physique. « Le schéma classique du journaliste qui vit des reportages traumatisants et n'est pas pris en charge : basculer dans une consommation excessive d'alcool, être alors considéré comme ingérable par son entourage et finir par en faire un infarctus », explique Olivia Hicks. Le cœur est un de premiers organes touchés par le stress post-traumatique en raison d’une surproduction d’adrénaline, abîmant les artères.

La prise de conscience des rédactions vis-à-vis de de la santé mentale de leurs journalistes s’est faite tardivement, si l’on en croit les principaux concernés, qui décrivent comme une injonction à valoriser le dépassement de soi à tout prix. « J’ai vu trop de collègues incapables de dire stop, perpétuant une culture que je considère obsolète : celle de prétendre que tout va bien et de feindre d’être en pleine capacité, alors que ce n’est plus le cas », confie Daphné Rousseau, qui travaille désormais au service culture du bureau parisien de l’AFP et traite des sujets de mode et de gastronomie. « Les victimes ne voulaient pas en parler par peur de ne plus être envoyés en mission et d’être considéré comme faible ou comme mauvais journaliste », témoigne la médecin de l’AFP. « Parmi ceux qui couvrent les guerres, il y a probablement des têtes brûlées. Mais cela ne veut pas dire que nous aimons tous le danger pour autant ! », complète Georges Malbrunot.

Jusqu’ici, la priorité était à la formation sécuritaire et technique, témoignage d’une ère où la santé mentale était reléguée au second plan. « A mon époque, nous n'avions pas de préparation psychologique à l'exposition au risque. Et ce n’est pas en suivant un test du GIGN avec une mise en situation psychique et physique, que nous sommes parés pour le reste de notre vie et de notre carrière », déplore Daphné Rousseau. Journaliste indépendant avant son kidnapping, Georges Malbrunot non plus n’a jamais été préparé au trouble du stress post-traumatique : « Ce qui m’a préparé, ce sont mes lectures et ma connaissance de l’Irak », confie-t-il.
 

Accompagner pour mieux protéger

Afin d’accompagner au mieux les journalistes exposés à des événements ou des images tragiques, l’AFP fait appel depuis 2017 à des psychologues spécialisés en psycho-traumatisme. En effet, « la maladie reste mal connue par la profession et nécessite des soins spécifiques », souligne la médecin de l’agence de presse.

Avant le départ en zone hostile, le corps médical de l’AFP prépare donc les journalistes à prévenir le choc post-traumatique. A travers l’enseignement d'outils d’auto-gestion du stress, mais surtout via un discours de sensibilisation à ce trouble encore méconnu. « Nous ne pouvons pas mettre un casque psychique de protection, mais anticiper peut-être protecteur. Partir sans avoir la moindre idée de ce qui peut arriver augmente la vulnérabilité d'avoir une effraction psychique », explique Olivia Hicks.

Parmi les protocoles mis en place, les journalistes de guerre de retour de mission, sont tenus à un débrief obligatoire, immédiat et systématique, avec leur supérieur. « L’essentiel est d’être entendu et d'avoir un suivi avec des professionnels de la santé mentale qui prennent le relais, puisque ce n'est pas le rôle de la hiérarchie de suivre la santé mentale de ses employés. En revanche, c'est son rôle d’écouter et détecter s'il y a eu des manquements », considère Daphné Rousseau.

Si l'accompagnement psychologique concerne particulièrement les reporters de guerre, « cette culture du soutien infuse petit à petit et la pratique s’étend aux journalistes couvrant des sujets sensibles, comme le procès des viols de Mazan ou des attentats du 13-Novembre », explique la médecin. Et de préciser : « Souvent, nous ne pensons qu’à ceux qui vont en zone hostile, alors que cela peut tout à fait toucher des journalistes qui couvrent des faits divers, qui font du desk vidéo et photo, qui couvrent des violences faites aux femmes ou aux enfants ou des manifestations violentes. C'est bien plus large que les journalistes reporters de guerre. » Raison pour laquelle à l’AFP, l'accès aux consultations a été élargi à l'ensemble des salariés y compris aux pigistes. Des consultations, proposées dans cinq langues et disponibles en ligne ou en présentiel, quel qu'en soit le motif.

« Aujourd'hui, le milieu a un petit peu évolué par rapport à l’ancien temps ou dès qu’on rentrait de reportage, on te tapait sur l'épaule pour aller boire un coup. Mais nous avons encore à progresser », relève Olivia Hicks. « Les choses se sont améliorées, constate Daphné Rousseau. Mais nous revenons de très loin. »

  

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