La guerre de l’information prend un nouveau tournant. Le mois dernier, la Russie a annoncé son projet de création d’un réseau mondial de fact-checking, nommé Global Fact-Checking Network (GFCN). À l’image du site de fact-checking russe, WaronFakes, créé une semaine après le début de la guerre en Ukraine, le Kremlin adopte désormais les codes des organismes spécialisés dans la vérification des faits pour servir ses propres intérêts, comme le souligne un récent dossier de presse du Gouvernement, dédié aux méthodes de la « désinformation russe ».
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les manœuvres de manipulation de l’information et de désinformation se multiplient pour tenter de légitimer la guerre, ou plus globalement, déstabiliser l’Occident. Par exemple, dans l’espace médiatique ukrainien, circulent de fausses informations comme celle prétendant que le parti d’Emmanuel Macron aurait offert 100 euros à chaque citoyen en échange de son vote pour les élections législatives, comme le rapporte Euractiv en juillet 2024.
La stratégie du déguisement
« L'objectif n'est pas tant de convaincre, mais plutôt de semer la confusion sur les faits, sur la réalité », a déclaré à l'AFP, Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de RSF, à propos du projet russe. Pour sa défense, Vladimir Tabak directeur de l'ONG ANO Dialog, partenaire du projet GFCN, a assuré qu’il réunirait ceux qui « partagent [leurs] opinions et [leurs] valeurs ». Ce même Vladimir Tabak, proche du Kremlin, avait précédemment été sanctionné pour avoir tenté d’influencer la dernière élection présidentielle américaine, à l’aide de comptes automatisés (bots) sur les réseaux sociaux.
En juin dernier, la société finlandaise Check First, spécialisée dans la tech, a révélé une autre stratégie d’influence pro-russe : l’opération « Overloard ». Son mode opératoire consiste à contacter les services de fact-checking des médias pour leur demander de vérifier une information, la plupart du temps, issue du réseau social crypté Telegram. Seulement, les contenus en question sont fabriqués et falsifiés, dans le but de saturer de travail les facts-checkers. Ainsi, des centaines de mails de demandes de vérification d’intox ont été envoyés à différentes rédactions. Au total, plus de 800 organisations dans plus de 75 pays ont été ciblées par cette opération, rapporte RFI dans cet article.
En Russie, derrière une prétendue démarche de fact-checking, des acteurs pro-régime accusent tous azimuts, gouvernements, personnalités ou médias de divulguer et manipuler de fausses informations. Méthode appliquée face aux Ukrainiens notamment, pour semer le doute et discréditer l’autre belligérant. Diffusés sur les médias russes et sur des chaînes Telegram, ces faux fact-checks démentent régulièrement des contenus, en réalité montés de toutes pièces, comme l'a révélé Pro Publica en mars 2022.
1,5 milliard de fake news chaque jour
Selon une étude de l’Arcom publiée en mars 2024, désormais plus de la moitié des Français disent s’informer sur Internet, augmentant ainsi le risque d’exposition aux manipulations de l’information sur les réseaux sociaux. « Des personnes qui, autrefois, voulaient diffuser des fausses informations ne pouvaient compter que sur des publications confidentielles, des photocopies… Aujourd’hui, avec l’ubiquité des réseaux sociaux, elles peuvent avoir rapidement une audience assez large » déclarait à MediaConnect, Grégoire Lemarchand, à l’époque rédacteur en chef Investigation numérique à l’Agence France-Presse, dans cette interview publiée en juin 2022. D’après ID Crypt Global, une entreprise spécialisée dans la sécurité des identités numériques, pas moins de 1,5 milliard de fake news sont ainsi publiées chaque jour sur Facebook, X et TikTok.
« Factuel », le service de fact-checking de l’AFP, a récemment identifié des comptes TikTok qui se présentent comme des médias d’actualité et cumulent des milliers d’abonnés. Seulement, ces prétendus médias diffusent volontairement et de façon régulière de fausses informations dans l’espoir de susciter des réactions et ainsi engager des communautés. Et pour cause : les algorithmes des réseaux sociaux, conçus pour maximiser l’interaction des internautes, favorisent ainsi les contenus polémiques, qu’ils soient vérifiés ou non.
Capture d'écran du compte "newsfr_2", prise le 05/12/2024 par Claire-Line NASS de l'AFP Factuel
D’après une étude co-réalisée par la Fondation Jean-Jaurès, L’ObSoCo et Arte, en décembre 2024, 53% des Français disent avoir du mal à distinguer ce qui résulte de la « vraie » information ou de la « fausse ». D’autant plus, qu’« aux fausses informations s’ajoutent les informations manipulées, à moitié fausses, les informations trompeuses, biaisées », complète Grégoire Lemarchand, désormais directeur adjoint de l’Information pour la stratégie numérique à l’agence de presse parisienne.
Pour lutter contre la désinformation et permettre de renforcer les standards de modération des acteurs numériques, la France et ses partenaires européens se mobilisent. À l’image de la mise en place du Digital Service Act de l’Union européenne le 25 août dernier.
Des solutions face à la désinformation
Né dans les années 1920 aux Etats-Unis, et considéré comme pratique professionnelle à part entière dans les années 1990, le fact-checking consiste originellement à vérifier l’exactitude des faits, des images ou des chiffres, présentés par des personnalités ou des médias. Avec la naissance d’Internet et notamment les théories du complot, alimentées par le 9/11, les journalistes se sont mis à répliquer via de premiers sites dédiés à la vérification, tels que « Factcheck.org » en 2003, ou « Politifact » en 2007.
En réponse à l’expansion des informations trompeuses ou biaisées, la pratique s’est progressivement installée en France, à la fin des années 2000. Dès 2008, le journal Libération lance sa rubrique de fact-checking, « Désintox », depuis rebaptisée « CheckNews ». Suivi un an plus tard par Le Monde avec « Les Décodeurs », puis par franceinfo avec « le vrai ou faux » en 2012. Aujourd’hui plus d’une dizaine de services de fact-checking sont établis en France, alimentés par des médias traditionnels, des agences de presse et des organisations indépendantes. Tous proposent des facts-check de déclarations, d’images, de chiffres ou de rumeurs gravitant dans notre société et sur les réseaux sociaux.
Parmi ces médias, certains se sont alliés au premier espace indépendant, DE FACTO, où chercheurs, journalistes et professionnels de l’éducation aux médias et à l’information unissent leurs efforts dans la lutte contre la désinformation. Le projet, cofinancé par l’Union européenne, a pour ambition de favoriser la prise de conscience, développer l’esprit critique du plus grand nombre face à la désinformation.
Epuisés par la propagation des fake news, le grand public aussi agit pour le rétablissement des faits. A l’image de la rédaction citoyenne, CitizenFact portée par Aude Favre, invitée de l’épisode #63 du podcast « Ça bouge dans les médias ». Sur un serveur Discord, plus d’un millier de personnes à travers l’Europe se sont alliées à la journaliste et youtubeuse pour mener l’enquête sur diverses thématiques, allant des discours antivax aux théories sur l’adrénochrome. Leurs investigations en ligne ont fait l’objet d’une série documentaire, disponible sur la plateforme Arte.
Pour aller plus loin, l’AFP, soutenue par Google News Initiative, propose une formation d’investigation numérique en libre accès, destinée aux journalistes et aux étudiants. Organisés en trois niveaux, ces cours modulaires partagent les techniques d’investigation de l’agence de presse, assortis d’un certificat en fin de cursus. Dans l’épisode #27 du podcast de MediaConnect, Grégoire Lemarchand et Sophie Nicholson, journalistes à l’AFP, expliquent comment ces modules s’insèrent dans la stratégie de lutte contre la désinformation déployée par l’agence.