Le Média Thibaut Bruttin (RSF) : « Face à notre bouquet satellitaire Svoboda, la Russie n’a aucun contrôle »
Interview

Thibaut Bruttin (RSF) : « Face à notre bouquet satellitaire Svoboda, la Russie n’a aucun contrôle »

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Lancé le 5 mars dernier par l’ONG Reporters Sans Frontières, le bouquet satellitaire Svoboda est une première en matière de droit à l’information. Opéré par le prestataire français Eutelsat, le satellite HotBird diffuse neuf chaînes de télévision et radio vers la Russie et les régions russophones occupées afin d'offrir une alternative à la propagande russe. Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de RSF, répond à nos questions sur l'exportation du journalisme indépendant en zone de conflit. 

Thibaut Bruttin (RSF) : « Face à notre bouquet satellitaire Svoboda, la Russie n’a aucun contrôle »
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A quel enjeu cette initiative répond-elle ?  

Cette initiative répond au besoin de maintenir un flux d'informations libres vers la Russie. L’enjeu est donc double : permettre aux nombreux médias russes, indépendants en exil continuant de produire du contenu, de maintenir un lien avec leurs audiences. Et surtout, permettre aux audiences russes abreuvées par la propagande, d’accéder à des contenus informationnels indépendants.  L'objectif est donc de percer la carapace russe qui empêche la diffusion d'informations libres, mais aussi de capter une nouvelle audience. 

Comment ce dispositif fonctionne-t-il ?  

Le projet Svoboda s’appuie sur l'expertise technologique d'Eutelsat, un opérateur d’excellence dans le domaine de la diffusion satellitaire qui possède une série de satellites, y compris de dernière génération, en direction de la Russie. Le bouquet est hébergé sur le HotBird sur la position 13°, qui est le deuxième satellite à destination de la Russie.  

Nous collectons des contenus d’informations produits par nos 90 médias partenaires. Nous les rassemblons pour constituer tout un flux de chaînes, à l’image d’un stream :  c’est ce qu’on appelle “la liaison montante”. Celle-ci atteint le satellite, qui le diffuse vers des territoires comprenant une grande partie de l'Europe, incluant des pays où il y a d'importantes minorités russophones, mais aussi la Russie.  

Le dispositif nécessaire pour capter le bouquet Svoboda, est une sorte d'antenne satellite qui coûte environ 100 à 200 roubles. Pour bénéficier des chaînes du bouquet, les foyers actualisent simplement la liste des chaînes sur leurs télévisions connectées.  

Ce flux est-il continu ?  

Oui, 24 heures sur 24. Ce sont des boucles actualisées sur une base hebdomadaire pour la plupart. Globalement, nous prenons des contenus valables sur des périodes assez longues, du contenu evergreen, dans le jargon satellitaire.  

Mais nous ajoutons également du contenu plus chaud. Prenons l'exemple du décès d'Alexeï Navalny. A cette époque, nous n'avions pas de chaîne d’information en continu. Nous n'avions pas non plus de contenu suffisamment récent pour couvrir cet événement. Et la télévision russe avait choisi d'invisibiliser ces funérailles. Alors pour élargir l’offre du bouquet, nous avons lancé le 14 mai, Svoboda News, qui est une chaîne mise à jour quotidiennement.

La Russie peut-elle intercepter la diffusion du bouquet Svoboda ou identifier ses téléspectateurs ?
 

Jusqu’ici, ils n'ont pas réussi. Il est impossible d’arrêter une empreinte satellitaire autrement que par le brouillage. Or, comme nous sommes sur un positionnement important pour la Russie, en brouillant notre contenu, ils risquent de tous les brouiller. Et ainsi priver des millions de foyers d’une de leur principale source de diffusion, puisque la pénétration satellitaire reste très dominante en Russie. Et ce malgré les efforts de la Russie pour développer la télévision terrestre qui, elle, est très facile à contrôler. Tandis que face à notre bouquet satellitaire Svoboda, ils n'ont aucun contrôle. 

Concernant la surveillance du public, l’avantage de la diffusion par satellite est l'accès en free to air, c'est-à-dire gratuit, et sans connexion à une plateforme. Cette méthode est intraçable.  

D’où les médias en exil du bouquet émettent-ils ?  

Nous collectons du contenu auprès de rédactions russes en exil dispersées à travers l'Europe. Une grande partie est à Riga, Berlin et Amsterdam. Pour des raisons de sécurité, je ne peux dévoiler d'où vient la liaison montante vers la diffusion satellitaire. Mais nous nous sommes assurés qu’elle se trouvait dans un endroit sécurisé, avec un cadre juridique de l'Union européenne et non celui de la Russie.  

Quels sont les chiffres d’audience ?  

Nous savons que 4,5 millions de foyers sont actuellement équipés pour recevoir les informations du bouquet. Mais nous ne communiquons pas sur les chiffres d’audience, car une diffusion de télévision satellitaire free to air, ne permet pas de la comptabiliser. Et nous ne voulons pas que les téléspectateurs aient à se connecter, cela présenterait un risque pour leur sécurité.  

Avez-vous dressé un portrait-robot du public que vous touchez ?  

Nous avons fait des mesures d‘audience via YouTube et les plateformes existantes. Nous considérons qu’aujourd’hui 6 à 9% de la population russe est consommatrice de médias indépendants russes en exil. Nous savons que les 4,5 millions de foyers desservis par le bouquet, sont plutôt des populations populaires. Bien que le HotBird 13° ne soit pas le premier satellite diffusant en Russie, il reste une alternative répandue.  

Pourquoi les réseaux sociaux ne suffiraient-ils pas ?  

Parce que les réseaux sociaux sont quasiment tous bloqués par la Russie, qui développe des alternatives, à l’image de Facebook devenu Vkontakte. Leur but est d’éviter tout débordement du public sur des plateformes non contrôlées par la Russie. C’est l’impitoyable Roskomnadzor, un équivalent de l'ARCOM, qui régule les plateformes. Vous pouvez par exemple être condamné pour avoir partagé une vidéo qui ne répond pas aux règles du Kremlin. La législation Russe qualifie « d’agents de l’étrangers, d’organisations indésirables, ou d’organisations extrémistes », les médias et les activistes indépendants qui dérangent. 

Pour l’instant YouTube persiste, bien qu’il n’obéisse pas à la majorité des injonctions du régulateur russe. Mais nous savons que la Russie prépare une alternative technologique baptisée Rutube qui, elle, sera complètement contrôlée par les autorités. Si YouTube est amené à fermer, les publics se tourneront inévitablement vers d’autres solutions. Nous anticipons donc le risque que cela représente.  

Et quels sont vos critères de sélection des médias hébergés sur le bouquet ?  

Nous ne prenons que des médias indépendants produisant du contenu journalistique. Nous avons eu beaucoup de demandes pour du divertissement que nous n’excluons pas, car après tout, la meilleure raison de s'abonner à une offre satellitaire, même gratuite, est d’y trouver aussi des contenus qui font rire et permettent de changer d'état d'esprit.  

Les talk-shows représentent également la vie publique russe, même sur les médias indépendants, car beaucoup sont politisés. Mais pour l'instant, nous n'avons pas inclus de chaînes avec trop de contenu politique. Nous visons surtout du contenu à valeur ajoutée journalistique. 

Avez-vous un regard ou une influence quelconque sur la ligne éditoriale ?  

La règle que nous nous sommes fixée est que nous ne créons pas de contenu pour le satellite. Nous avons des acteurs du journalisme russe qui ont rétabli leurs chaînes et augmenté leur capacité à produire du contenu pour répondre à notre offre satellitaire. Nous avons aussi un comité d'orientation, qui regroupe des personnalités de la société civile et des médias russes pour nous éclairer sur les choix à faire. 

L’opérateur satellitaire français Eutelsat, qui héberge le bouquet satellitaire Svovoba, aurait également continué de fournir ses services à la propagande russe diffusée en Russie et dans les territoires occupés, et ce, malgré l'interdiction de l'Union européenne. Qu’en est-il ?  

Est-ce qu'Eutelsat a encore des liens commerciaux avec la Russie ? Probablement. Est-il normal qu'un opérateur, triplement français, car à la fois société française, régie par une convention internationale française et dont l'État est actionnaire, soit le principal opérateur de la propagande russe ? Non, et la décision du Conseil d'État nous a donné raison face à l’ARCOM, qui estimait que ce n’était pas de leur ressort. Mais cela empêche-t-il Eutelsat de travailler avec nous ? Non plus.  

Alexander Kotz, reporter de guerre pour le tabloïd pro-Kremlin Komsomolskaya Pravda, accuse RSF de recevoir des fonds des services de renseignement américains. Pourquoi l’ONG RSF est-elle régulièrement accusée d'être financée par les États-Unis ?  

Nous déclarons régulièrement nos financements. Très peu sont américains et sûrement pas des services secrets.  Concernant le bouquet Svoboda, RSF finance seule l’opération. Pour l’instant nous n’avons pas reçu de financement de l’Union européenne.  

La décrédibilisation par l’accusation de financements étrangers, c'est l'une des grandes armes des régimes totalitaires et dictatoriaux.  

Le Kremlin a bloqué le site de RSF à la veille du classement annuel de la liberté de la presse dans le monde. A-t-il aussi réagi au lancement du bouquet ?  

Non, la Russie n'a pas réagi. Mais le blocage du site de RSF fait partie de ces mesures que nous trouvons grossières, car nous sommes parmi les plus grands opérateurs de sites « miroir ». C’est-à-dire que nous générons de nouvelles URL à partir d'un site réplique du site de RSF.  

Aujourd’hui, le jeu du chat et de la souris entre le Kremlin et les médias indépendants ou les ONG comme RSF, est un jeu que le Kremlin perd presque systématiquement. Et d’ailleurs à notre sens, le silence de la Russie sur nos diffusions est le signe d’un certain succès. 

Et la suite ? Verra-t-on un jour de nouveaux bouquets émerger dans d’autres zones privées de presse indépendante ?

Avoir un satellite de la liberté de la presse nous semble un rêve un peu fou mais intéressant. Il nous reste à quantifier le public et trouver les moyens de financer un tel projet. Mais avec l’empreinte satellitaire massive que peut avoir le HotBird 13°, nous pouvons tout à fait atteindre d'autres territoires.  

En résumé, c'est un succès, selon vous ?  

C'est un peu tôt pour le dire, mais nous avons prouvé que c'était possible. En lançant l'opération, nous étions incertains d'avoir assez de contenus, de si techniquement cela tiendrait, ou même si les populations russes pourraient se connecter. Mais les retours que nous avons sont plutôt positifs. Nous voyons qu’il y a un intérêt de la part des médias, que le projet est soutenu, et que les diffusions continuent.  

Aujourd'hui, nous n'avons pas une trajectoire financière qui nous permet de dire que nous soutiendrons cet effort pendant des années. Et nous avons également un besoin réel de mesurer l'audience. C'est donc ce à quoi nous allons nous atteler. 

  

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