Le Média « Articles fantômes » : la bataille de l'attention est relancée
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« Articles fantômes » : la bataille de l'attention est relancée

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D’après une récente étude allemande, 80% des articles du pays font figure de « fantômes ». En d’autres termes : ces productions sont assez peu lues, comparativement au temps consacré à leur production. Considérant qu'il s'agit-là d'un problème, le rapport s'est attiré les foudres de plusieurs journalistes. Ces voix dénoncent une vision comptable du journalisme. De quoi relancer, en arrière-plan, le débat autour de la bataille de l'attention. 

« Articles fantômes » : la bataille de l'attention est relancée
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  « Et si on partait à la chasse aux articles fantômes ? (…) Produire un article qui n’est pas lu ne sert à rien ». Les mots d’Elodie Mandel, lâchés sur LinkedIn le mois dernier, ont eu l’effet d’une bombe dans l’espace commentaires du post.  

Sur le réseau social, cette sortie de la directrice économique chez Prisma Media renvoie à l'étude du cabinet de conseil allemand Highberg. Commandé par l’agence de presse DPA, le rapport pointe du doigt les articles mettant plus de temps à être produits qu’à être lus. Qualifiés de « fantômes », en raison de leur quasi-invisibilité, ces contenus représenteraient 80% des articles publiés en Allemagne.  
 
En ligne, certains journalistes s’insurgent, craignant l'arrivée d’un journalisme embarqué dans une course à la rentabilité. « Tous mes articles prennent plus de temps à être écrits qu’à être lus, et heureusement », revendique l’une d’entre eux. « C’est la tendance. Les directeurs de rédaction scrutent les courbes d’audience et ont perdu de vue le vrai sens du métier », analyse une autre.  

 

Vers des articles courts et des nouveaux formats 

 
Qualifier les articles de « fantômes » est une appellation originale qui relance en arrière-plan le débat autour de la captation de l’attention du lecteur. « Nous sommes dans un contexte de guerre de la curiosité, où chaque titre se demande comment aller chercher des lecteurs qui ne les connaissent pas », explique auprès de MediaConnect Valérie Jeanne-Perrier, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication au CELSA, qui considère que « la presse a toujours été très malhabile à faire sa propre publicité ».  
 
Pour Elodie Mandel, « ce chiffre de 80% doit nous interpeller ». Et repose le sujet de la bonne distribution des contenus, des leurs horaires de publication, de l’optimisation des titres. « Cela nous rappelle à quel point il est important d'analyser les raisons pour lesquels certains articles ne fonctionnent pas, non pas pour s’autoflageller, mais pour comprendre et tout mettre en œuvre pour que le prochain article soit un peu plus lu », livre-t-elle à MediaConnect. 
 
Chez Prisma Media, groupe dans lequel gravitent notamment Voici, Télé-Loisirs ou Capital, l’objectif est donc d’optimiser la mise en avant de ces contenus, pour réduire au minimum les articles « fantômes ». Pour cela, plusieurs solutions sont avancées par la directrice économique : trouver de nouvelles formes narratives via les infographies, mettre en forme le papier pour le dynamiser et éviter les pavés. Estimant que, « la forme est tout aussi importante que le fond. D’autant plus, lorsque le sujet est complexe. » 
 
Une vision partagée par Cyrille Frank. Selon l’auteur du blog mediaculture, la presse aurait tout intérêt à réduire la taille de ces articles sur le numérique, à l’heure où elle est en concurrence non seulement avec d’autres journaux nationaux et internationaux, mais aussi avec les réseaux sociaux, plateformes de streaming et autres services de divertissement... Il conseille ainsi d’augmenter le rythme narratif, avec une écriture concise, des shorts, des animations : « Il faut des formats accrocheurs. Les journalistes doivent écrire de façon plus efficace et composer avec la disponibilité du lecteur », confie-t-il à MediaConnect. 

Pour Lola Parra Craviotto, journaliste freelance, cette nouvelle façon d’exercer son métier interroge. « Je constate que dans la plupart des grands titres pour lesquels je travaille, on me demande de plus en plus d’articles courts. » Ces derniers sont ainsi censés concourir au bon référencement du site web qui les pratique. Une bataille des algorithmes devenue réalité pour tous les médias papier, désormais tournés vers le numérique. « Le risque à mes yeux, c’est que le journalisme ne devienne de la création de contenus », s'inquiète la jeune femme auprès de MediaConnect. 

 

Mieux se conformer aux attentes des lecteurs 

 
Les conclusions de l’étude germanique sont formelles : il y a un décalage fort entre l’offre et la demande, qui conduit à la multiplication de ces « articles fantômes ». Le remède selon les conclusions du cabinet de conseil Highberg : s’adapter aux attentes des lecteurs. Une vision partagée par Elodie Mandel, sur LinkedIn : « Revenons aux fondamentaux : se référer à ce qui intéresse les audiences ». Selon elle, un journal et son acheteur sont liés par un contrat de lecture. « Il faut proposer au lecteur ce qu’il attend, sans nier l’impact de l’ « input journalistique », c'est-à-dire proposer au lecteur des choses auxquelles il ne s’attend pas ». Le tout porté par une formule : « le bon contenu, pour le bon lecteur, via le bon tuyau ».  
 
De son côté, Cyrille Frank songe à une métaphore : « Un journal, c’est comme un supermarché. Il y a les rayons, où le client doit pouvoir trouver son lait. Mais il y a aussi les têtes de gondole, qui proposent des choses que le client n’était pas venu chercher à la base, mais qui sont susceptibles de l’intéresser ».  
 
« C’est une polémique vieille comme la presse. Un titre doit-il être voué à satisfaire ses lecteurs en leur donnant uniquement ce qu’ils voudraient ? », s’interroge la sociologue du CELSA. « Penser ainsi, c’est faire du populisme journalistique », tranche Christophe Carron. Pour le directeur des rédactions chez Slate.fr, se conformer aux attentes des lecteurs revient même à « une erreur ». Dans ses rédactions, le journaliste explique à MediaConnect  qu’il préfère surfer sur des thèmes d’actualité porteurs, pour ensuite « prendre le lecteur par la main et essayer de l’emmener vers autre chose. » Et d’ajouter : « Notre métier, c’est de rapporter ce qui se passe dans le monde et ce qui fait le monde. Nous ne pouvons pas rester sur des articles attendus ». Une vision partagée par nombre de ses confrères sur le réseau social.  

 
Vers un journalisme de la rentabilité ?  

 
L’étude du cabinet de conseil considère que le temps de production moyen d’un article est de cinq heures. C’est alors seulement lorsque ce même article ne reçoit pas cinq heures de temps de lecture cumulé qu’il deviendrait « fantôme ».  
 
« C’est insensé de croire qu’on peut écrire une enquête en moins de 5h (…). Sans compter le temps de pré-enquête (documentation, interviews…) », s’exclame Lola Parra Craviotto, journaliste indépendante. Ce chiffre, défini comme temps de production moyen par l’étude allemande, semble bien en-deçà de la réalité pour les professionnels. Une vision du journalisme inconcevable aux yeux de Lola, pour qui le but du métier n’a jamais été de viser la « rentabilité ». « Perso, je n’écris que des longs papiers. Ça veut dire que je serai bientôt au chômage, car pas rentable pour les rédactions », s’émeut-elle en ligne, fataliste. 
 
« Notre premier devoir, c’est d’être lu », estime au contraire Cyrille Frank. Selon lui, la valeur d’une information réside dans la notion de l’engagement, mesuré par le temps passé, la fréquence de visites, les commentaires et les partages. Le conférencier recommande donc de faire attention au temps de production et de supprimer des rubriques ou des sujets qui ne seraient pas rentables économiquement. Dans cette même logique d’optimisation, Elodie Mandel affirme que pour chaque article, un objectif doit être fixé, « qu’il s’agisse de l’audience ou non. Si l’on n’arrive pas à trouver cet objectif, il faut légitimement se poser la question de la réalisation ou non de ce contenu ».   
 
Ce n’est pas la vision de Christophe Carron, qui considère que la vocation du journalisme n’est pas d’être nécessairement rentable. Et de citer en exemple un article sur l’exploitation des Ouighours venus du Kazakhstan, dont l’objectif était avant tout d’apporter un regard sur des vies dont personne ne parle : « Oui, ce reportage entrait dans la définition de l’ « article fantôme », mais il a une utilité inestimable. Les groupes comme Prisma Media cherchent à faire du volume. C’est une manière de faire du journalisme, plutôt tournée vers le divertissement. Mais ce n’est pas ma logique que de penser comme cela. »  
 
« Un lecteur ne lit pas tout, il peut revenir à un article plus tard, ou bien tout disséquer… chaque lecture est particulière », abonde l’universitaire Valérie Jeanne-Perrier, rappelant que l’important à ses yeux ne réside pas dans le nombre de personnes touchées par l’article, mais le fait de réussir à toucher les consciences autour d’un sujet. Par ailleurs, en centrant son analyse sur le temps de lecture d’un article, l’étude allemande aurait omis un paramètre : « La presse n’a pas compris la valeur du stock et fait fi des usages a posteriori. Le journal est une archive, témoin du passage d’un monde à un autre », rappelle la sociologue. A ses yeux, la ressource passée « n’est plus vue comme quelque chose d’utile. Un article doit plaire ici et maintenant, comme si par la suite il était non avenu. » 
 
« Sans doute que certains reportages méritent de ne pas être rentables, concède Cyrille Frank. Il y a des exceptions, mais celles-ci doivent rester marginales. En revanche, nous devons garder à l’esprit qu’aucune industrie au monde ne peut tenir sans un rendement minimum. Notre premier devoir, c’est de survivre. » 

 
Cléophée Baylaucq 
 
 
 

      

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