Le Média Festival de Cannes 2024 : les influenceurs prennent-ils la place des journalistes ?
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Festival de Cannes 2024 : les influenceurs prennent-ils la place des journalistes ?

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Qu’ils soient accrédités en tant que « presse » ou « influenceurs des médias sociaux », les créateurs de contenu sont de plus en plus nombreux à fouler les tapis rouges. Cette tendance suscite de vifs débats, à l'image des réactions provoquées par leur présence lors du dernier Festival de Cannes. Y a-t-il de la place pour tout le monde lors de ces événements ? Journalistes et influenceurs donnent leur point de vue à MediaConnect. 

Festival de Cannes 2024 : les influenceurs prennent-ils la place des journalistes ?
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En cette 49e cérémonie des César, sa présence aura contrarié de nombreux journalistes. Non pas tant pour son grand sourire et sa robe à paillettes, mais plus pour le micro qu’elle tenait à la main. Car ce soir-là, sur le tapis rouge de l’Olympia, elle aussi posera les questions. À la demande de Canal+, diffuseur de l’événement, Lena Mahfouf, alias Léna Situations, influenceuse star du pays aux 10 millions d’abonnés, est mandatée pour interviewer, en direct et à la volée, les étoiles de la cérémonie. Elles s’appellent Marion Cotillard, Benoît Magimel, Juliette Binoche ou Justine Triet.
 
 
Considérée comme illégitime par quelques internautes et accusée de prendre la place de « vrais » journalistes, la jeune femme de 26 ans a répondu aux critiques via un post Instagram « J’entends que ma place puisse déranger. Mais je ne me sens jamais autant à ma place que quand à travers le digital, je peux réunir des curieux et partager des moments avec des passionnés. » Que ce soit aux César, ou plus récemment au Festival de Cannes, les créateurs de contenu sont régulièrement conviés, mais sont également parfois amenés à produire du contenu dit « journalistique ». De plus en plus courante, la pratique semble agacer les professionnels de l’information. 
 

« Deux métiers totalement différents » 

 
Shana, 20 ans, suivie par 2 millions d’abonnés sur TikTok, reçoit régulièrement elle aussi, des commentaires virulents. Invitée par la marque Esthée Lauder à monter les marches du Festival de Cannes 2024, elle estime que la présence des créateurs de contenu est justifiée. « Bien que nous allions aux mêmes événements, journalistes et influenceurs, sont deux métiers totalement différents. Nous sommes là pour faire la promotion d'une marque à travers nos contenus, tandis que les journalistes produisent de l’information », indique-t-elle à MediaConnect. L’influenceuse, née à Cannes, produit du contenu dit « lifestyle », et partage son quotidien avec sa jeune audience. « Il y a de la place pour tout le monde. Je ne vois pas pourquoi il y aurait une concurrence entre journalistes et créateurs de contenu ». Et d’ajouter : « à ma place, personne ne refuseraitune telle opportunité ».  

Pour autant, cette vision ne fait pas l’unanimité. « Ce n’est pas une question de quotas mais d’éthique », estime quant à elle la chroniqueuse culture, Paloma Clément Picos, qui assure que « des influenceurs sont invités à interviewer des acteurs au même titre que des journalistes. » À l’image de l’influenceuse, EnjoyPhoenix, de son vrai nom Marie Lopez. En mai dernier, la productrice de contenu, suivie par plus de 10 millions d’abonnés, avait ainsi pu interviewer le casting du film Furiosa : Une saga Mad Max, super-production australo-américaine, portée par les acteurs Anya Taylor-Joy et Chris Hemsworth. De nombreux professionnels de l’information avaient alors pointé du doigt le fait qu’elle n’avait pas effectué de formation de journaliste, comme relève Paloma Clément Picos dans ce tweet au ton ironique. 

La journaliste pigiste, spécialisée dans le domaine de la culture, l’affirme : « Nous nous retrouvons à passer après des influenceurs qui s’improvisent journalistes et ne connaissent rien à l'industrie. Le public ne réalise pas à quel point c'est difficile d’avoir ces interviews. Les places sont chères. » D’autant plus dans un contexte de précarisation des professionnels de l’information, car « perdre un créneau d’interview veut dire perdre une pige, donc de l’argent », ajoute la journaliste qui a notamment travaillé pour Paris Match et Konbini.  

Reporter chez BFM Nice Côte d’Azur, Gaël Camba n’y va pas par quatre chemins. Selon lui, l’interview d’EnjoyPhoenix « n'est pas une interview, mais de la communication, un placement de produit biaisé. » Récemment diplômé du CFJ de Lyon, il estime que la stratégie des communicants est de « de mettre au même niveau les influenceurs et les journalistes », et ainsi s’assurer d’une communication positive, les créateurs de contenu n’ayant pas le devoir d’objectivité des journalistes. Contactée à plusieurs reprises, EnjoyPhoenix a répondu qu’elle ne souhaitait pas s’exprimer sur le sujet.  
 

« Des limites de plus en plus floues » 

 
De son côté, la créatrice de contenu cinéma, clararunaway a refusé d’interviewer des acteurs du tapis rouge cannois pour TikTok. Proposition « indécente », selon elle, vis-à-vis des professionnels de l’information. « Je ne voulais pas être conviée seulement sur la base de mon nombre d’abonnés, alors que mes amis journalistes peinent à trouver des piges », explique-t-elle à MediaConnect.  

Mais l’influenceuse cinéphile et ancienne scénariste dont la chaine YouTube d’ « infodivertissement » est suivie par 190 000 personnes, regrette également le manque d’indépendance éditoriale imposé par les marques. « Je trouve que les interviews proposées aux influenceurs sont frustrantes, car les questions que nous avons le droit de poser manquent souvent de pertinence ». Elle considère même que les distributeurs préférèrent les inviter car « ils sont prêts à poser des questions qu'un journaliste ne poserait jamais ». Lors des derniers César, les internautes les plus critiques avaient justement reproché à Léna Situations de manquer de profondeur, de ne pas avoir posé aux acteurs de questions relatives au cinéma.  

Une différence d’approche éditoriale justifiée selon Shana, qui considère que « les cibles sont différentes ». « Je pense que c'est une bonne chose que nous, les influenceurs qui avons une communauté très jeune, puissions mettre en lumière le monde du cinéma ». En bref, une autre façon de toucher une jeunesse qui se détourne des médias traditionnels, comme l’attestent de nombreuses études ces dernières années. Seulement, d’après Gaël Camba, cette vision encourage une confusion des genres. Lui-même adepte des contenus réalisés par des Youtubeurs et des Streamers, le journaliste le constate : « la limite entre influenceur et journaliste devient de plus en plus floue. » 

 « J'aimerais que les équipes marketing des événements indiquent clairement, ce qui est de l'ordre de la publicité avec les influenceurs de ce qui est informationnel, lorsque produit par des journalistes. Car pour l’instant, cela mélange les genres auprès des spectateurs », abonde Paloma Clément Picos.  D’après la journaliste et chroniqueuse, les collaborations entre les créateurs de contenu et les acteurs, finissent même par desservir la presse auprès des célébrités. « Les stars ne sont déjà pas friandes des press junkets, car nous passons à la chaîne, chronomètre en main. Nous essayons alors de nous différencier, de créer un véritable moment pour qu’elles se confient. Et cela se construit en ayant une grande culture cinéma et un regard critique. » 
 

« Un nouveau médium de communication et de marketing » 

Pour la youtubeuse clararunaway, qui collabore régulièrement avec d’autres médias, il est impératif de réglementer ce type d’opération commerciale : « Internet a également sa place dans l'espace médiatique. Mais on ne peut pas passer avant des journalistes sous prétexte que notre sphère touche une nouvelle audience ». Quand Paloma Clément Picos, estime que la présence d’influenceurs spécialisés dans le domaine peut être « légitime. » « Le monde de l’influence est fait de très bonnes et de dérives, comme partout », tempère également le journaliste Gaël Camba.  

« Parce que je suis "tik tokeuse", le public insinue que je devrais rester à la maison. » se désole Shana, qui préfère manier l’ironie pour répondre à ses détracteurs sur le réseau social. Pour rappel, 42% des créateurs de contenu se considèrent négativement représentés par les médias selon l’étude Reech « Les influenceurs et les marques ». Pourtant la jeune femme, présente sur les réseaux sociaux depuis 3 ans, est persuadée que l’émergence de ces nouveaux métiers n’est pas contradictoire avec le journalisme. « Les influenceurs ne sont pas là pour prendre la place des journalistes, au contraire, ils peuvent aussi travailler ensemble. S’associer peut être une force pour allier information et grand public. » 

Selon une étude Statista publiée fin 2023 et rapportée par Le Monde, un quart des entreprises consacrent désormais plus de 40% de leur budget marketing à l’influence, soit deux fois plus en l’espace d’à peine trois ans.  « Les marques ont certaines obligations d'aller vers les créateurs de contenu sur Internet. » admet le reporter Gaël Camba. « Je conçois que ce soit le jeu, dans le sens où c'est un nouveau médium de communication et de marketing », regrette la journaliste Paloma Clément Picos, qui souhaite que les deux métiers soient dissociés distinctement.  

   

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