Selon vous, « nous ne nous écoutons pas, tout occupés que nous sommes à nous positionner ». En quoi les médias ont-ils accentué cette fracture ?
Je pense que la responsabilité des médias est plus importante qu'on ne le croit. Une étude de l’institut Reuters publiée en novembre 2024 montre que les citoyens de 8 pays pensent que les journalistes et les médias nous divisent plus que les réseaux sociaux. Alors qu’on accuse souvent les réseaux sociaux d’être les principaux coupables de la montée de la polarisation, cette étude montre que les médias ont aussi une responsabilité énorme. Le premier constat, assez évident, est l'omniprésence des opinions extrêmes et radicales en ligne. Elles ne représentent pourtant qu'une minorité de la population dont les voix résonnent plus fort. Or, les médias suivent cette tendance.
Pour aller un peu plus loin, dans mon livre, je dresse le constat de notre incapacité à s’écouter. L’écoute, ce n’est pas simplement entendre l’autre, c’est accueillir sa parole sans jugement, sans précipitation. Or, nous apprenons à communiquer, à argumenter, mais non à écouter. Ce n’est pas considéré comme une compétence dans notre société. Les journalistes non plus ne sont pas formés en ce sens. La responsabilité des médias s'illustre en partie à travers cet aspect : comme nous ne sommes pas capables d'être à l'écoute des gens, ils crient plus fort et se positionnent de manière de plus en plus radicale sur leur position.
Vous décrivez le « règne de l'écoute insincère dans les médias ». C’est-à-dire ?
L’écoute insincère, c’est celle où l’on donne l’impression d’écouter sans le faire réellement. Le plus évident, c’est en interview, où beaucoup de gens partagent le sentiment d’avoir eu un échange transactionnel avec le journaliste, d’abord soucieux d’obtenir une phrase choc, au détriment du reste.
Mais cela va plus loin. Nous avons tous des biais cognitifs. Nous choisissons nos sujets, nos angles, nos interlocuteurs en fonction de nos références et de notre propre vécu. Sans être une caste homogène, les journalistes forment une bulle sociale qui reflète un certain profil de la population. Cela influence notre perception du monde et nos choix éditoriaux.
Dans mon livre, j'explore ces nombreux mécanismes qui sont dus au système dans lequel on vit, à la personnalité des journalistes ou juste à la façon dont ils ont appris leur métier et qui les empêchent d'être pleinement à l'écoute de l'autre.
Une étude Ipsos (juin 2024) révèle que 87 % des journalistes ressentent une pression accrue pour produire rapidement du contenu. Dans quelle mesure le rythme actuel empêche-t-il une écoute sincère ?
Après avoir été journaliste en Russie pendant cinq ans, j’ai commencé à travailler pour le Solutions Journalism Network en 2016. Depuis, je forme des journalistes à écouter mieux, à honorer la complexité des sujets, et à prendre en compte nos biais cognitifs.
Honnêtement, sur ces six dernières années, je n’en ai pas eu un seul qui m’ait dit que ça ne l’intéressait pas d’être à l’écoute des gens. Ce sont les premiers à regretter de travailler sous contraintes et notamment sous contrainte temporelle. Autrement dit, ils n’ont pas le temps d’avoir cette curiosité profonde nécessaire à l’écoute. Ils subissent directement les contraintes d’un système qui les oblige à privilégier la quantité sur la qualité. L’ère numérique a amplifié cette logique. Les médias sont en compétition permanente pour capter l’attention. Cela pousse à simplifier, aller au plus efficace, au plus clivant, au détriment d’une approche plus approfondie et équilibrée.
Vous écrivez « Les problèmes hurlent et les solutions murmurent », et défendez la nécessité de « complexifier le récit ». Qu’entendez-vous par là ?
Énormément d’études ces dernières années, de manière constante, exposent l’aspect anxiogène et déprimant de l’information comme une des raisons principales du désengagement des gens de l’actualité. Il est vrai que traditionnellement, les journalistes ont plutôt tendance à considérer une information lorsqu’il y a un problème. Or, de tout temps et partout dans le monde, des individus s’organisent pour répondre à ces mêmes problèmes. Mais parler des solutions proposées en honorant leur complexité demande un effort supplémentaire et une proximité avec les personnes impactées. En effet, aucune réponse n’est parfaite.
Je trouve que les journalistes simplifient les récits à travers une lecture des sujets souvent binaire. Par exemple, on a l’impression que le sujet des énergies renouvelables se résume à être pour ou contre le nucléaire ou les éoliennes. C’est cette simplification, incitant à choisir un camp, qui contribue à la polarisation. Cette pratique est héritée de la manière dont nous apprenons le métier. En effet, on nous apprend que l'opposition de deux points de vue permet de saisir une vision plus globale d'un sujet. Or, c’est beaucoup plus complexe que ça. Ces réflexes et ces habitudes se construisent, sans forcément qu’il y ait une volonté profonde des journalistes de tout simplifier.
Dans votre livre, vous appelez à « apaiser le récit ». Selon vous, le journalisme doit être reconnu comme un « métier du lien ». Comment faire pour « restaurer le dialogue » ?
Je crois qu’il y a plusieurs outils à la disposition des journalistes. Pour restaurer le dialogue, certains médias mettent en place des opérations comme Brut et La Croix et la plateforme « Faut qu’on parle ». Le concept : organiser une confrontation entre des gens qui ont des opinions opposées dans de bonnes conditions.
Recréer du lien, c’est construire une relation de proximité nécessaire avec son public. En d’autres termes, c’est l’impliquer, lui demander son avis et être à l’écoute de ses préoccupations. Par exemple, l’équipe de Nice Matin fait voter un grand dossier par mois à ses abonnés parmi différents sujets. Systématiquement, depuis plusieurs années, ils ne parviennent pas à deviner le choix qui va être fait. Donc nous ne pouvons pas, en tant que journalistes, partir du principe que nous connaissons les préoccupations des Français. Ensuite, il y a un travail à faire sur le langage utilisé, pour paraître plus accessible. Cela permettrait d’arrêter de donner cette impression que l’élite journalistique est déconnectée du peuple. Enfin, pour renouer la confiance, il faut expliquer sa démarche journalistique et être transparent sur la façon dont on a recueilli l’information.
Vous affirmez que « la refondation d’une écoute sincère est capable de réparer la démocratie ». Qu’entendez-vous par là ?
Les expériences de dialogue comme « Faut qu’on parle » le montrent : se sentir écouté apaise les tensions. Lorsqu’une personne est entendue, elle est moins sur la défensive et plus ouverte à la discussion. Quand il y a un conflit entre deux personnes, il suffit que l’une d’elles se mette à écouter l’autre pour que l’animosité baisse d’un cran. Pour moi, cela paraît tellement évident que c’est presque trop simple, mais la démarche d’écoute fait baisser la tension et peut nous sortir de l’impasse.
Propos recueillis par Madeline Humbert.