Le Média Raphaëlle Bacqué (Le Monde) : « Être au contact des êtres humains, c’est mon enchantement quotidien. »
Interview

Raphaëlle Bacqué (Le Monde) : « Être au contact des êtres humains, c’est mon enchantement quotidien. »

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Face à la défiance grandissante, la puissance de la désinformation, la précarisation, ou la bataille pour la défense de leur indépendance éditoriale, les défis des journalistes sont aujourd’hui nombreux. Malgré tous ces vents contraires, des professionnels de l’information restent animés par la flamme du métier. Où puisent-ils cette motivation en 2024 ? Grand reporter au journal Le Monde depuis 1998 et présidente de sa société des rédacteurs, Raphaëlle Bacqué, témoigne de son expérience à MediaConnect.

Raphaëlle Bacqué (Le Monde) : « Être au contact des  êtres humains, c’est mon enchantement quotidien. »
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De la défiance à la précarisation, en passant par les atteintes aux libertés éditoriales, le climat semble devenu complexe pour les journalistes. Comment vivez-vous cette situation ?

En ce qui me concerne, j’ai la chance d’exercer dans un journal indépendant où les journalistes sont actionnaires avec une minorité de blocage. Je ne vis donc pas moi-même la précarité du métier ou la dépendance à l’égard des actionnaires dont souffrent bien des rédactions. La société des rédacteurs du Monde que je préside est cependant en pointe dans toutes les discussions, projets de réforme ou au sein des Etats généraux de l’Information pour que les droits des journalistes et les mesures de protection de leur indépendance progresse.

Je suis bien consciente, en revanche, de la défiance qui croît et notamment ces quinze dernières années. La nouveauté n’est d’ailleurs pas seulement la contestation des médias mais bien plus la montée de l'irrationalité qui nous laisse parfois démunis. Nous nous retrouvons parfois face à des interlocuteurs totalement déraisonnables, des arguments absurdes, des contestations au nom de thèses saugrenues. Les manifestations « antivax », en pleine épidémie de Covid, étaient à cet égard effrayantes. Jamais je n’avais été confrontée à des foules croyant dur comme fer des choses saugrenues, dangereuses et manifestement fausses. « La terre est plate », « le vaccin sert d’abord à injecter sous la peau une puce destinée à pister les citoyens », comment faire face à de telles absurdités qui s’expriment désormais à ciel ouvert, sont relayées sans frein sur les réseaux sociaux et sont désormais un humus sur lequel prospèrent certains mouvements extrémistes ? 

La réalité des faits, c’est notre grand défi. Plus encore : c’est aujourd'hui notre grand combat. Et ce n’était pas le cas quand j'ai débuté.


Comment décririez-vous l'évolution de la profession de journaliste au cours de votre carrière ? 

Ma génération est marquée par l’arrivée d’internet dans les rédactions et ce qui a beaucoup changé, c’est le nombre de médias numériques qui sont apparus depuis lors. Cela a bousculé le nombre d’emplois et entraîné la fermeture de nombreux journaux. En revanche, je trouve qu’aujourd’hui il y a beaucoup plus de possibilités. Que ce soit en télévision, en radio ou sur des sites de journaux, l’information continue est assez généralisée Et la motivation à devenir journaliste n’a pas vraiment changé. Je constate que beaucoup de jeunes souhaitent exercer le métier et je m’en réjouis !


Selon vous, quelles sont les principales raisons pour lesquelles la profession de journaliste est aujourd’hui l'une des plus détestées en France ? 

Je distinguerais les formes de défiance. Il y a d’abord le doute sur l’indépendance des journalistes et je dois dire que la profession est hétérogène à cet égard. Au Monde, nous respectons très strictement une charte de déontologie rigoureuse, mais c’est toujours à la presse de faire la preuve de son sérieux, de son indépendance et de son honnêteté dans la vérification des faits. Il existe ensuite ceux qui pensent que la presse les manipule et leur cache la vérité.  Ce sont d’ailleurs souvent les plus irrationnels. Ces mouvements complotistes importants voient désormais leur audience croître d’autant plus qu’ils peuvent être utilisés comme une arme de désinformation par certains pouvoirs ou certains pays comme la Russie ou la Chine. Pour ceux-là, bien sûr, les journalistes sont des adversaires. 

Pour autant, une très grande part des citoyens font confiance à un ou plusieurs médias. Au Monde, nous sommes ainsi constamment en relation avec nos lecteurs. Ils réagissent à nos papiers, participent aux débats que nous organisons, nous écrivent abondamment. Pour ma part, lorsqu’ils me reconnaissent dans la rue ou viennent me retrouver à l’issue d’une rencontre avec les lecteurs, ils discutent avec beaucoup de bienveillance. 
 

Avez-vous été personnellement exposée à des personnes hostiles aux journalistes ?

Bien sûr, nous sommes quelques fois confrontés aux insultes et aux contestations sur les réseaux sociaux ! Lorsque j’ai couvert les manifestations « antivax », je suis revenue très inquiète. Non pas que j’ai craint pour mon intégrité physique, mais je ne savais pas comment faire face à cette folie absurde. C’est quelque chose de vraiment nouveau que nous ne voyons que depuis ces dix dernières années...


Face à tout cela, avez-vous déjà songé à arrêter le métier ?

Sûrement pas ! Si les journalistes flanchent face à cela, alors ils ne sont pas capables d’exercer le métier !  Les journalistes ont toujours dû résister à l’adversité et au pouvoir ! Jusqu'ici, c’était souvent le pouvoir économique ou le pouvoir politique. Aujourd’hui, le danger vient principalement de cette foule hurlante des réseaux sociaux. 


Pour quelles raisons continuez-vous donc d’exercer le métier de journaliste ?
 

C’est un métier merveilleux. Il ne m'a jamais déçue et je ne me suis jamais ennuyée. On y croise souvent des hommes et des femmes exceptionnels, courageux, intelligents, mais aussi des cyniques, des lâches, des monstres et cette diversité humaine est passionnante lorsqu’on s’intéresse aux autres et que l’on aime raconter leur histoire. Et puis, ce métier m’a permis de vivre des situations historiques tumultueuses, de découvrir d’autres pays et d’autres réalités. Enfin, je crois qu’il est essentiel de se sentir utile dans son métier. Mille métiers sont essentiels, si vous êtes infirmier, médecin, professeur ou restaurateur, vous avez un métier très utile. Eh bien, journaliste aussi. 


Comment envisagez-vous l'avenir de la profession ? 

Je pense que l'environnement technologique change, mais les principes du journalisme, eux, ne changent pas et ne doivent pas changer. Le défi aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle. Elle peut être un progrès et un danger. Elle nous bouscule déjà, d’ailleurs. L’IA peut désormais mettre en forme une histoire, par exemple. Mais la capacité à interroger quelqu'un, à percevoir ses sentiments, sa peur, ses mensonges ou bien la capacité à  décrire une situation, un décor, ou un événement, est un savoir-faire qui, pour l’heure, reste proprement humain.

Jusqu’ici, le progrès technologique a surtout permis d'accroître l’accès immédiat et quasi général à l’information. On peut transmettre celle-ci à des publics plus larges, plus variés.  Cette fluidité d’accès a généré notre nouveau défi : résister à la manipulation des faits désormais accessible à tous ou presque. C'est un instrument qu’utilisent les dictatures et on ne peut négliger ce nouveau danger pour nos démocraties, la liberté des peuples et aussi pour nous, journalistes, dont la liberté d’informer est l’une des bases de nos sociétés démocratiques. Aussi, notre seul vrai combat, le combat auquel il faut qu'on se prépare et dans lequel on est déjà, c'est le combat pour la réalité des faits.
 

Pourriez-vous nous raconter un moment marquant de votre carrière journalistique ? 

J’en ai un million ! Nous vivons toujours des moments extraordinaires ! Soit parce que vous êtes au milieu d’un événement historique, soit parce que vous rencontrez des personnes exceptionnelles, soit parce que vous révélez quelque chose qui sert la communauté ! 

J’ai débuté en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin et ces débuts sous le signe de la liberté m’ont durablement marquée. Depuis, ce métier ne m’a jamais déçu. Qu’il s’agisse d’enquêter sur des affaires complexes ou de raconter notre époque la plus ordinaire, c’est toujours un enchantement et c’est mon enchantement quotidien.


Propos recueillis par Manon Ottou-Guilbaud 

                

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